Les trois raisons du lancement d’Al Jazeera français

mercredi, 20 mars 2013 01:00

al jazeera doha studiosLe septième forum d’Al Jazeera s’est tenu à Doha du 16 au 18 mars. Comme chaque année, plusieurs dizaines d’intellectuels, de journalistes et d’analystes du monde arabe et européen, s’y sont croisés. La thématique générale des échanges portait sur : « Le monde arabe à l’ère transitionnelle : opportunités et défis ».

Contre toute attente, cette édition a donné lieu à une déclaration qui pourrait, dans le sillage du lancement de beIN sport, accentuer la présence qatarie au cœur du tissu médiatique français.

Première confirmation officielle

Profitant de la séance de clôture, le cheikh Ahmed Ben Jassem Al-Thani, membre de la famille royale et directeur d’Al Jazeera Satellite Network depuis septembre 2011, a annoncé que le groupe qatari avait « le plaisir d’annoncer » qu’il était « dans une étape avancée d’une étude pour lancer une chaîne en français, qui vise à établir des ponts avec les cultures et les peuples amis ».

 

La portée de cette affirmation est à prendre en considération. C’est la première fois que l’ouverture d’un canal francophone de la chaîne Al Jazeera est officiellement confirmée par un haut responsable qatari.

Longtemps confiné dans le registre de la rumeur, ce lancement ne va pas manquer de susciter des réactions en tout genre car l’ouverture d’Al Jazeera, redoutée par certains milieux du paysage audiovisuel français, risque de sensiblement bousculer l’équilibre des opérateurs dans le marché francophone de l’information.

A ce stade, il est possible de tirer trois enseignements.

1 - La riposte de l’émirat face au « Qatar bashing »

Il ne fait guère de doute que l’officialisation de l’intérêt qatari pour une chaîne en langue française s’inscrit dans le dispositif deriposte de l’émirat face au « Qatar bashing » qui a pris une tournure sévère ces derniers mois. Plus une semaine ne passe sans qu’un reportage, un dossier ou une émission cible le Qatar avec, souvent, un regard soupçonneux. Des accusations d’ingérence au profit des groupes jihadistes en Syrie aux unes tapageuses sur le « Qatargate » en passant par les fausses informations sur un financement qatari de la dernière campagne israélienne, Doha a visiblement été excédée par l’image sulfureuse que le Qatar traîne aujourd’hui auprès de l’opinion.

L’une des expressions notables de ces campagnes de presse, qui amplifient le nuage de méfiance autour de l’émirat, concerne le procès en ingérence fait au Qatar dans leNord-Mali. Malgré les démentis officiels du côté français et qatari et le rapport des services français qui disculpaient l’émirat d’une présence militaire, les préjugés ont la vie dure. Ce procès permanent est résumé par les propos d’Alain Chouet, ex-chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE :

« Nous n’avons pas de preuves d’un soutien financier du Qatar à ces différents groupes et vous n’en trouverez pas mais tout le monde en est à peu près convaincu. »

C’est certainement pour désamorcer cette machine à fantasmes, qui entoure le traitement du sujet « Qatar » en France, que les élites à Doha ont décidé d’accélérer la mise en place d’un canal qui, jusqu’à récemment, ne faisait pas partie des axes prioritaires de développement du groupe.

2 - Le changement d’équipe au sommet de l’Etat français

Le deuxième niveau s’explique par le changement d’équipe au sommet de l’Etat français. Même si les relations avec François Hollande sont plutôt bonnes, elles restent en deçà de ce qu’elles étaient du temps du quinquennat précédent. Nicolas Sarkozy avait rehaussé de manière spectaculaire la relation bilatérale entre les deux capitales jusqu’à lui donner, fait unique dans la Ve République, un côté personnalisé doublé d’un affichage publicitaire ostentatoire.

Le temps de la « lune de miel » entre les deux pays semble révolu même si François Hollande souhaite préserver une relation solide avec un pays aux perspectives de croissance considérables. Cependant, il devient de plus en plus clair qu’une forme de malaise s’est installé entre les deux parties qu’illustrent la dissension sur l’affaire malienne et le report de la visite officielle du président français au Qatar, initialement prévue en février.

Renforcé dans leur prise de distance par les propos du premier secrétaire du PS, Harlem Désir, qui n’a pas hésité à dénoncer « l’indulgence » de Doha envers les jihadistes maliens, les Qataris ont certainement jugé caduque le pacte qui les liait avec l’ancien locataire de l’Elysée. Ce dernier estimait, malgré le « tout-Qatar » qui avait marqué son mandat, que l’établissement d’une telle chaîne relèverait du casus belli car elle éclipserait l’audience de France 24.

3 - Le français, un prolongement naturel

Enfin dans la stratégie d’expansion du groupe qatari, le français devenait un prolongement naturel. Après les succès du lancement des chaînes arabe et anglaise, Al Jazeera souhaite donner un nouveau souffle à son essor en couvrant d’autres espaces.

En plus de la déclinaison serbo-croate déjà à l’œuvre et la turque qui s’apprête à diffuser sur l’ensemble du monde turcophone depuis Istanbul, le groupe a récemment décidé d’augmenter sa sphère de diffusion afin de rebondir après la perte de crédibilité qu’il a dû essuyer à cause de son traitement controversé des révoltes arabes.

Malgré la présence d’Al Jazeera English, désormais reconnue comme l’une des chaînes les plus influentes dans l’univers anglo-saxon, l’émirat a pu pénétrer le marché américain avec l’émergence dans un futur proche de Al Jazeera America. Une autre chaîne, centrée sur les enjeux intérieurs de la Grande-Bretagne va également voir le jour tandis que le lancement d’Al Jazeera Spanish est aussi dans les tuyaux.

L’horizon du groupe se veut mondial d’autant que l’enjeu médiatique, fondamental dans le cadre du « soft power » devenu la pierre angulaire de l’édifice diplomatique de l’émir, est soutenu par une ligne budgétaire quasiment illimitée.

Plusieurs obstacles importants

Cependant, quelques interrogations demeurent et nous font dire que la phase de lancement de la chaîne ne sera pas dénuée d’obstacles importants.

D’abord, du fait de la lourdeur du projet, tant dans ses dimensions techniques, administratives que financières, on ne devrait pas apercevoir le logo de la chaîne qatari dans les foyers français avant le milieu voire la fin de 2014.

Ensuite, il n’est pas sûr que l’émirat puisse, au travers de sa nouvelle chaîne, endiguer cette image sulfureuse dont il est l’objet et qui risque même paradoxalement de s’accentuer avec ce nouvel acteur du champ médiatique.

Enfin, l’autre interrogation concerne les réactions des autorités françaises face à une chaîne, pilotée depuis l’étranger, et qui risque de s’ériger comme la voix de la France à l’extérieur.

Si, selon un ancien diplomate « Al Jazeera français, c’est la mort de France 24 » (« L’Enigme du Qatar », avec Pascal Boniface, éd. Armand Colin, mars 2013) on imagine combien la relation bilatérale risque d’être parasitée par un projet considéré comme prioritaire d’un côté mais comme une menace de l’autre.

A moins que, comme le suggèrent certains observateurs, cette sortie du patron d’Al Jazeera fasse davantage office de mise en garde voire d’épée de Damoclès pour calmer les ardeurs des promoteurs du « Qatar bashing ». C’est une hypothèse. Mais pas la plus probable.

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