Avec la fin de la chaîne Al Arab, quel avenir pour les médias du Golfe?

mercredi, 22 février 2017 22:23
alarabAprès plusieurs tentatives de lancement, "Al Arab News Channel", projet d'une chaîne d'information en continu en langue arabe du richissime prince saoudien al-Walid ben Talal, a finalement été enterré. L'information a été communiquée mardi 7 février par une source proche de la direction.

« Nous avons reçu une notification concernant l'arrêt définitif de la chaîne », a indiqué un employé qui avait été recruté au poste de correspondant du média à Riyad. D'après lui, les responsables d'Al Arab News Channel (plus connu sous son abréviation "Al Arab") ont fait part, dans une note interne, qu'il était temps d'annoncer l'arrêt définitif du projet. Tous les employés de la chaîne ont reçu un courrier électronique envoyé le 6 février du directeur des ressources humaines les informant que « le moment est venu de prendre une décision définitive concernant l'avenir du canal ». Le texte se terminait par la formule « par conséquent et malheureusement, la direction a décidé de cesser son fonctionnement avec un effet immédiat ».

Selon des sources concordantes, une centaine de personnes était encore payée par la chaîne au début du mois. Al Arab qui avait débloqué des moyens financiers importants, comptait en 2015 jusqu'à 280 collaborateurs répartis dans 30 pays. 

Une courte histoire ponctuée de rebondissements 

Financé par le prince saoudien al-Walid ben Talal ben Abdelaziz al-Saoud (neveu du roi Salman), Al Arab News Channel a tenté une première diffusion le 1er février 2015 depuis le Bahreïn et ce, à la suite de plusieurs vaines tentatives entreprises depuis 2012.  L’expérience fut de courte durée puisque la chaîne a été suspendue par les autorités 36 heures seulement après sa naissance. La cause ? L’invitation sur le plateau de l'opposant politique Khalil al-Marzouq qui avait critiqué la décision de Manama de déchoir de leur nationalité 72 personnes ce qui, dans le contexte tendu que vivait le pays depuis l'irruption du "printemps bahreïni" en mars 2011, constituait une ligne rouge à ne pas franchir. La présence symbolique à l'antenne de cet activiste devait exprimer la volonté du groupe d'assurer une couverture équilibrée de l'actualité mais l'initiative se retourna contre ses concepteurs. L'épisode illustra surtout le niveau de censure des autorités et le caractère ultra-sensible de tout ce qui se rapporte à la question du partage du pouvoir.  

Après cette dernière suspension, Al Arab avait tenté, sans succès, de reprendre ses émissions à partir de la Turquie, de Dubaï et du Qatar. En marge de la réception organisée à l’occasion des 20 ans de la chaîne Al Jazeera en novembre 2016, l'influent homme des médias saoudien Jamal Khashoggi et directeur général d’Al Arab avait d'ailleurs suscité l'espoir en déclarant sur son compte Twitter le redémarrage de la chaîne depuis Doha. Le lancement de ce nouvel outsider dans l’univers éminemment concurrentiel du champ médiatique arabe était l’occasion pour le Qatar de prouver son ouverture dans un moment où Doha faisait face à un faisceau de critiques l'accusant d'avoir mis au pas son influent média. 

La création d’Al Arab visait à contester le leadership d’Al Jazeera 

Dans un entretien accordé en janvier 2012 à la chaîne américaine CNN, le prince al-Walid décrivait Al Jazeera comme « la chaîne des masses » tout en laissant entendre qu’Al Arabiya était la « voie officielle du gouvernement » (saoudien). Précisant que cette dernière était dominée dans sa rédaction par un courant libéral-chrétien proche de Riyad qui préfère se concentrer sur l’actualité économique plutôt que sur le débat politique contrairement à sa concurrente qatarie, le prince rappelait qu'Al Arab se situera à mi-chemin entre ses deux principales rivales.

Ce discours de circonstance cachait mal la véritable identité d'Al Arab et l'actualité agitée de la région allait donner des signaux clairs quant à son orientation éditoriale. Le 25 décembre 2014, le prince saoudien a déclaré que « l’élection du président égyptien Abdelfattah al-Sissi mettra définitivement fin à l’organisation des Frères musulmans, et si Dieu le veut, à ce mouvement qu’on appelle le printemps arabe ». Ces propos confirmaient une tonalité anti-islam politique du patron d'al-Arab qui convergeait avec la guerre que l'ancien roi saoudien Abdallah (aidé de ses proches conseillers, notamment Khalid al-Tuwaijri considéré comme le "grand vizir" de la cour royale)  menait contre les Frères musulmans déclarés "organisation terroriste" par le royaume en 2014. Dans un geste destiné à suivre le mouvement, al-Walid ben Talal limogeait en août 2013 le célèbre prédicateur koweïtien Tarek al-Suwaidan de son poste de directeur de la chaîne religieuse Al-Risala (appartenant au groupe télévisuel Rotana également sous la coupe du magnat saoudien) pour avoir critiqué et condamné le coup d’Etat en Egypte. A la lumière de ces éléments, nul doute qu'Al Arab TV aurait relayé les préoccupations de Riyad. Cet avis est partagé par Mohamed El Oifi, spécialiste des médias arabes pour qui « la chaîne ne donnera la parole ni aux représentants de l’islam politique, notamment les Frères musulmans, ni aux opposants au régime saoudien »

Jamal Khashoggi dans l’œil du cyclone

Le 10 novembre 2016, Jamal Khashoggi avait donné une conférence dans un think-tank américain, the Washington Institute, dans lequel il critiquait l'accession de Donald Trump à la présidence américaine. Il a notamment affirmé que « les positions de Trump au Moyen-Orient étaient souvent contradictoires, en particulier en ce qui concerne l'Iran. Alors que Trump est vocalement anti-iranien, il soutient sans réserve le président Bachar al-Assad, qui finalement renforce le contrôle régional iranien et affaiblit considérablement son allié saoudien. » Il concluait son propos par « l’Arabie saoudite devra s’attendre à des surprises (de la part des Etats-Unis) et se doit de créer une alliance de pays sunnites pour servir de rempart contre un éventuel Trumpisme anti-sunnite ». Suite à cela, l'homme a été virulemment critiqué sur les réseaux sociaux mais aussi dans plusieurs médias saoudiens. 

Conscient que ces propos étaient de nature à brouiller son image et son discours (Khashoggi est régulièrement considéré comme disant tout haut ce que pense le pouvoir saoudien tout bas), le ministère saoudien des Affaires étrangères a déclaré dans un communiqué publié le 18 novembre 2016 « que les positions de Jamal Khashoggi ne reflétaient pas celles de l’Arabie saoudite ». Cette polémique, notoirement commenté sur les réseaux sociaux (le journaliste est suivi par plus d'un million de followers sur Twitter) a précipité le divorce entre les deux parties.

D’après le quotidien saoudien Al khalij Al jadid, les autorités ont interdit au journaliste d'écrire dans les quotidiens locaux, d'apparaître à la télévision et d'assister à des conférences. De plus, certains médias ont indiqué que l'interdiction s'étendait aux chaînes Al Arabiya, Al Hadath et Al Ikhbariyah financées par Riyad. Khashoggi n’a pas réagi et semble se murer dans un silence qui s'annonce long puisque son dernier tweet date du 18 novembreSa chronique hebdomadaire dans le journal Al Hayat n'a d'ailleurs plus été publiée depuis le 18 novembre, alors qu’elle était diffusée tous les samedis depuis de cinq ans. 

Ces développements illustrent le caractère tendu du champ médiatique arabe, particulièrement celui du Golfe. La montée des périls sécuritaires et la sensation de perte de vitesse des monarchies arabes dans un contexte de baisse du prix du pétrole réduit les investissement et accroît la sujétion des rédactions à des régimes qui acceptent de moins en moins les critiques. Même s'il était régulièrement consulté par les différents pouvoirs, Khashoggi était soumis à des accusations régulières, sa charge contre le salafisme n'étant pas du goût de l'establishment religieux. Dmême, ses apparitions répétées sur le plateau d'Al Jazeera était source de controverses sur Twitter et gênaient l'expression des diplomates du royaume. Nul doute que son cas est destiné à envoyer un signal à tous ceux qui se risqueraient de s'exprimer trop librement jusqu'à dépasser leur rôle de laudateur du pouvoir. Pari risqué mais qui a tout le mérite de briser certains tabous. 

 

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