Entretien avec L’Express – « Le Qatar a besoin de s’afficher pour exister »

jeudi, 16 mai 2013 02:00

2432448 u-s-secretary-of-state-kerry-attends-news-conference-with-qatar-s-pm-sheikh-jassim-bin-al-thani-in-dohaComment expliquer le volontarisme grandissant du Qatar depuis une dizaine d'années?

Le premier facteur est la vision qui anime les dirigeants de l'émirat. Leurs ambitions ont été décrites dans un document, le "Qatar National Vision 2030". C'est une sorte de feuille de route dont l'objectif est de faire de l'émirat un acteur majeur de la communauté internationale à l'horizon 2030. Pour ce faire, une série de plans quinquennaux sont prévus. Aucun domaine n'est sous-estimé, car le Qatar entend jouer dans la cour des grands, sur les terrains diplomatique, médiatique, économique, sportif et culturel. Le deuxième facteur est la place géostratégique qu'occupe cet Etat. Situé dans un Moyen-Orient mouvementé, l'émirat est dans l'oeil du cyclone, au coeur d'une région du Golfe qui reste la source de toutes les convoitises en raison de la richesse de son sous-sol. Or le Qatar est un Etat petit et vulnérable. Ses dirigeants sont déterminés à compenser cette fragilité par une politique de visibilité. En d'autres termes, le Qatar a besoin de s'afficher pour exister. Grâce au " soft power " -- dans les médias et le sport, en particulier, - l'émirat a pu sortir de l'anonymat. C'est en grande partie cette équation qui explique son dynamisme grandissant. 

 

Quels sont ces objectifs à l'horizon 2030?

S'ériger en poids lourd du rapport de forces régional, voire international. Au-delà, les autorités qataries souhaitent faire de leur pays une sorte de modèle pour les pays du Golfe et plus largement le monde arabe. La famille royale souhaite que le pays puisse faire le lien entre islam et modernité, entre fidélité aux valeurs traditionnelles et volonté d'intégrer la nouvelle marche du monde. Pour autant, le Qatar n'est pas à l'abri de certaines contradictions : il lui sera difficile de s'ériger en exemple s'il n'améliore pas la condition des travailleurs asiatiques. Ces derniers, qui forment la majorité de la population dans le pays, sont soumis à des conditions de vie drastiques. Et puis, ce dessein de faire le pont entre l'Orient et l'Occident commence à agacer certaines franges conservatrices de la société autochtone, qui voient d'un mauvais oeil cette modernisation à marche forcée, car elle pourrait menacer l'identité arabo-islamique du pays. 2030 est donc une forme de nouvelle frontière, où le Qatar se projette comme un État stable, florissant et puissant... mais il risque d'être rattrapé par des obstacles qui pourraient lui être fatales.

Quelle place tient le sport dans sa stratégie?

C'est l'un des outils majeurs déployés comme vecteur de rayonnement. Le football, naturellement considéré comme le sport-roi, est au coeur de cette stratégie. Outre l'utilisation du sport sous la forme d'un marketing d'Etat, il faut souligner deux autres aspects importants. D'abord, le sport est conçu comme un facteur de stabilité de la société : chaque année, au Qatar, un jour férié est consacré au sport et chaque habitant(e) est invité(e) à exercer une activité ; il n'est pas rare de voir l'émir en personne donner l'exemple. Surtout, le sport et toute l'industrie qui l'accompagne est perçu comme un moteur de croissance qui pourra tirer l'économie future du pays. A l'horizon 2030, le Qatar souhaite que seule la moitié de sa richesse dépende de ses hydrocarbures. Cette stratégie de diversification économique se base sur trois piliers : l'économie de la connaissance, le tourisme et l'industrie du sport. C'est dans cette perspective que l'émirat a lancé un plan d'investissement de plus de 100 milliards de dollars afin d'accueillir le mieux possible les grandes compétitions internationales. Le Mondial 2022 et les Jeux olympiques de 2024 sont dans sa ligne de mire.

Le Qatar semble avoir une relation particulière avec la France. Pourquoi?

C'est un pays qui a toujours occupé une place à part auprès des décideurs qataris. Francophile, l'émir a très tôt envoyé plusieurs de ses enfants étudier en France. Le prince héritier est lui-même francophone et la France - Paris, surtout, considéré comme la "Ville-lumière" -- détient un capital symbolique unique au monde. Plus fondamentalement, le Qatar souhaite densifier son partenariat stratégique avec les pays qui comptent dans le concert des nations, d'autant que l'émirat ne veut pas dépendre exclusivement de l'aide américaine. Cette équation fait de la France le partenaire naturel, car il cumule plusieurs atouts : membre permanent du Conseil de sécurité, puissance militaire de premier plan...L'ensemble de ces éléments ont poussé le président Nicolas Sarkozy et l'émir Hamad Ben Khalifa Al Thani d'envisager un rehaussement spectaculaire des relations bilatérales. Plus discrète, la diagonale n'a guère changé.

La France est loin d'être le pays où le Qatar investit le plus...

Effectivement. L'émirat investit deux à trois fois plus en Grande-Bretagne, mais l'implication qatarie sur le terrain français est aujourd'hui source de nombreux fantasmes. En Allemagne, en Italie et jusqu'en Grèce, on ne décèle pas autant de commentaires passionnés sur les "sombres desseins" de l'investissement du Qatar. De mon point de vue, il faudrait poser les termes du débat avec sérénité et abandonner les procès d'intention. Le problème est plus profond, sans doute : la France a un problème avec l'argent et un problème avec l'islam. Monarchie opulente où l'islam est religion d'Etat, le Qatar cristallise ces deux malaises.

Source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/le-qatar-a-besoin-de-s-afficher-pour-exister_1248994.html

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