Mais le faisceau des accusations qui l’accablent abrite des postures très diverses. Afin de faire la part des choses, il est urgent de distinguer les critiques légitimes servant des causes universelles des élucubrations mensongères construites au bénéfice d’intérêts très particuliers.
Le Qatar n'est pas au-dessus de tout soupçon
Ni la diplomatie ni la politique intérieure de l’Émirat ne sont au-dessus de tout soupçon et les griefs parfaitement solides à son encontre ne manquent pas.
La situation lamentable de la main d’œuvre immigrée asiatique en est le tout premier exemple et, loin de s’améliorer, elle ne fait que creuser le déficit de légitimité du Qatar d’accueillir un Mondial de football pour lequel tant d’ouvriers auront été sacrifiés. La répression intérieure, même si elle ne s’opère pas à grande échelle, a frappé récemment dans des conditions particulièrement inacceptables un opposant pour l’unique motif d’être l’auteur de quelques rimes impertinentes. Le différentiel de politique étrangère – entre les élans libérateurs en Syrie et le silence assourdissant sur la révolte à Bahreïn – peut nourrir de légitimes motifs d’indignation.
Mais ce n’est certainement pas sur ce terrain et avec ces nobles motivations que se mobilisent aujourd’hui les plus bruyants des adversaires du Qatar et de sa chaîne de télévision. Sur ce registre, trois niveaux de critiques radicales se chevauchent et, en se conjuguant, dressent les contours d’un Qatar-bashing qu’il est important – et utile pour tous – d’identifier et de dénoncer.
Premier niveau : initier et laisser courir des rumeurs
Il y a d’abord la volonté des anciens supporters des régimes dictatoriaux de régler leurs comptes avec la chaîne Al Jazeera et son bailleur de fonds, l’émir du Qatar, qu’ils considèrent (à juste titre d’ailleurs) comme l’un des acteurs ayant précipité la chute de leur camp. Sur la toile, le petit pays est ainsi devenu le "meilleur ennemi" de cette nébuleuse particulièrement active dans les pays du Maghreb.
Le cas le plus significatif est venu récemment de Tunisie, où est née une rumeur qui incarne bien cette propension nouvelle à emprunter les raccourcis les plus fantaisistes. A la mi-janvier, un site tunisien manifestement très proche de l’ancien dictateur a accusé l'Émirat de financer les campagnes de Benjamin Netanyahou et d’Avigdor Lieberman. Le mode opératoire est simple et ravageur : distiller une rumeur, compter sur l’effet multiplicateur d’internet et laisser la recette "calomnier, calomnier, il en restera toujours quelques chose" agir et conquérir les esprits.
Avec une inquiétante facilité, la fable s’est ainsi muée en vérité, y compris pour les animateurs d’une émission de Canal Plus diffusée à une heure de grande écoute. Pourtant l’article litigieux ne mentionnait aucune source vérifiable. Et il attribuait à Tzipi Livni des propos qui n’ont jamais pu être démontrés. Ce qui aurait dû donner matière à un formidable scandale ne trouve d’ailleurs aucun écho sur le site du "Jérusalem Post", qui aurait pourtant rapporté l’affaire selon le site tunisien. La séquence vidéo de l’ancienne ministre des Affaires étrangères est tout aussi introuvable. Charles Enderlin – une autorité au sein des correspondants français et fin observateur de la vie politique israélienne – qualifie l’information de "totalement imaginaire".
Mais pourquoi ne pas aller plus loin encore et faire affirmer par un improbable "expert du monde arabe", membre attesté de l’armée médiatique de Bachar al-Assad, que le Qatar est tout autant responsable de l’assassinat de… l’opposant tunisien Chokri Belaid ! Ou des calomnies proférées en direct sur France 3 par Mezri Haddad, ancien cacique du régime de Ben Ali, envers la journaliste d’Al Jazeera, Khadija Benguena, sur la base d’un faux compte Facebook ? Même lorsqu’elles devraient faire sourire, ces rumeurs "plus fortes que toutes les puissances du monde", selon la formule heureuse de Gilles Vigneault, font leur chemin.
Deuxième niveau : faire croire à une machination géopolitique
Ce cas d’école est une bonne illustration de l'arrière-plan géopolitique du Qatar-bashing. Reprise en chœur par la propagande syrienne, l’affirmation mensongère du soutien qatari à Netanyahou a été portée à l’écran par la chaîne Dounia-TV, pierre angulaire du dispositif d’intoxication du pouvoir de Damas. Tous les soutiens du régime de Bachar al-Assad, du Liban à l’Iran, l'ont abondamment relayée. En français, la version du site de la chaîne Al Manar, bras médiatique du Hezbollah, tout comme le site de la radio francophone iranienne, auquel se sont joints d’autres pseudo-sites "d’information" en mal de sensationnalisme, ont fait leur part du travail en irriguant massivement la Toile. La blogosphère complotiste a saisi la balle au bond en trouvant l’argument décisif prouvant que l’Émirat est bel et bien au centre d’une vaste machination.
Car de l’obsession anti-Qatar à la théorie du complot, il n’y a qu’un pas et l’idée que Doha joue la partition d’un sombre agenda américano-israélien qui tire les ficelles des révoltes arabes n’en finit pas de bien se porter. L’offensive cybernétique ne fait donc que traduire dans le champ médiatique l’affrontement géopolitique renouvelé par la dynamique du printemps arabe.
Dans cette guerre aux multiples fronts, la désinformation a apporté dès le début son lot de légendes. En plus de l’histoire rocambolesque des "montres GPS" offertes lors la visite de l’émir à Gaza afin de piéger les cadres du Hamas pour le compte de Tsahal, l’une des meilleures affabulations était de faire croire que les manifestations des révoltés syriens n’étaient que des tromperies tournées dans des studios, situés bien évidemment au Qatar.
L’objectif final de toute cette entreprise de communication est double : délégitimer la révolte populaire syrienne et continuer à dépeindre l’Émirat comme le diable. Pourtant, il n’est pas loin le temps où l’émir du Qatar était invité à se construire un superbe palais à quelques kilomètres de Damas. Et où il offrait à Bachar al-Assad son Airbus présidentiel tout en se faisant applaudir sur les terres du Hezbollah libanais grâce aux millions de dollars dépensés pour la reconstruction des zones dévastées par l’attaque israélienne de l’été 2006…
Troisième niveau : le mythe de l'invasion
Le troisième niveau renvoie à ce que révèle à une partie des élites françaises la place grandissante du Qatar sur la scène internationale. Dans une France plongée par la crise, au cœur d’une Europe en déclin et faisant partie d’un Occident qui a perdu le monopole de la puissance, l’irruption d’un petit Émirat arabe à la fortune insolente suscite beaucoup de crispations.
Le vocabulaire employé pour rendre compte de ses interventions n’est pas dénué d’arrière-pensés. L’implication des fonds spéculatifs américains ou brésiliens sont vus comme des "investissements" quand l’engagement qatari est dépeint comme des "rachats". Derrière ce langage orienté, c’est un peu le vieux mythe de l’invasion qui est avancé et ces relents anxiogènes voient leurs effets décupler par le contexte du terrorisme international.
D’une certaine manière, l’hyper-focalisation autour du Qatar joue le rôle de catalyseur des frustrations d’une opinion française qui, en pleine crise identitaire, ne semble pas avoir saisi toutes les conséquences de la mondialisation. Enfin, le Qatar-bashing se nourrit autant d’un imaginaire collectif dépréciatif à l’égard des "bédouins du Golfe" que d’une méconnaissance d’un pays trop souvent réduit à son identité "wahhabite" supposée.