Ces visites ont toutes eu pour objectif de souligner le désir mutuel de renforcer un partenariat qui ne s’est jamais démenti depuis l’arrivée au pouvoir de la Troïka constituée des trois partis vainqueurs des élections d’octobre 2011. Fer de lance de cette coalition, le parti Ennahda est la formation la moins réticente à l’implication de Doha. Qualifié de « partenaire historique » de la Révolution par le leader du parti Rached Ghannouchi, l’émirat est régulièrement intervenu sur la scène tunisienne en convoquant les différents outils de sa diplomatie intrusive. Au niveau médiatique, Al Jazeera a donné au soulèvement tunisien une ampleur mondiale qui a permis au souffle révolutionnaire de s’exporter au-delà des frontières. Au niveau économique, le Qatar a été l’un des premiers pays à apporter un soutien financier sous forme d’un prêt de 500 millions de dollars. Dans le domaine humanitaire et du développement, la Qatar Charity mène depuis deux ans des activités allant de l’indemnisation de familles des victimes de la révolution au financement d’initiatives sociales sur l’ensemble du territoire. Sur le plan politique, la visite de l’émir le 14 janvier 2012 à l’occasion du premier anniversaire du renversement de Ben Ali au cours de laquelle il fut accueilli par les « trois présidents » (président de la République, de l’Assemblée constituante et chef du gouvernement) symbolisait cette place à part du Qatar érigé comme partenaire stratégique privilégié.
Cet état de grâce n’a pas duré et le pays figure aujourd’hui comme l’un des thèmes les plus clivant du débat public national. Outre une grande partie des médias traditionnels, c’est aussi via les sites internet que s’exprime l’hyper-sensibilité du sujet. A l’image d’autres pays du monde arabe (notamment en Egypte, en Syrie et en Algérie), la diplomatie d’engagement de l’émirat a suscité une forte polarisation. Encensé et vu comme un salutaire soutien par les uns, le rôle de Doha a été diabolisé et perçu comme une ingérence par les autres. Au cœur du malentendu, on trouve l’activisme de Doha dont le caractère acrobatique et difficilement intelligible a donné lieu aux interprétations les plus diverses. La collaboration des forces armées qataries à l’intervention militaire de l’OTAN en Lybie a fortement rebuté ceux qui ne voyaient derrière cette campagne qu’une nouvelle croisade de l’Occident destinée à faire main basse sur les richesses pétrolières du pays. Le soutien de Doha à la révolte syrienne mais son silence complaisant face à la répression policière que subissait le soulèvement populaire à Bahreïn a achevé de convaincre ceux qui se méfiaient d’un interventionnisme à géométrie variable. Cette suspicion s’est accrue à mesure que l’émirat maintenait une posture diplomatique offensive et a même eu une incidence négative sur la réputation d’Al Jazeera. Adulée à l’époque de Ben Ali car considérée comme le seul canal d’expression contestataire, la chaîne a subi le contrecoup de l’image dépréciée de son bailleur de fonds jusqu’à voir une partie de ses équipes molestée lors de la couverture de certains évènements. Concurrencée par de nouvelles chaînes qui ont émergé à la faveur de la libéralisation du paysage médiatique national, le déclin d’Al Jazeera est autant révélateur de l’aboutissement de son militantisme qu’un indice de son essoufflement. La chaîne qatarie est l’objet de nombreuses critiques et cristallise cette aversion pour le Qatar largement perceptible dans la couverture d’influents sites internet plus ou moins liés à l’opposition ou à l’ancien régime.
Les récentes visites de hauts responsables qataris doivent également être mises en résonnance avec la configuration politique actuellement à l’œuvre dans l’ensemble du monde arabe. Depuis le coup d’Etat militaire qui a déposé le président égyptien Mohamed Morsi et la revanche diplomatique de l’Arabie saoudite, le rôle du Qatar semble en retrait. Confirmé par la perte d’influence sur le dossier syrien, ce reflux de l’influence de Doha peut paraître alarmant pour un Etat qui a mis de grands espoirs dans une recomposition durable des forces politiques au lendemain des révoltes arabes. Malgré un investissement colossal tant diplomatique que financier, le bilan politique de l’émirat pourrait être réduit à néant si la Tunisie venait à sombrer dans un scenario égyptien ou s’effondrer sous l’effet conjugué d’un blocage politique et d’une crise économique. C’est sans doute dans le but d’écarter cette sombre perspective qu’il faut replacer le tout récent dépôt de 500 millions de dollars par le Qatar à la Banque Centrale de Tunisie. Dans un contexte économique morose, ce coup de pouce ne peut que soulager la pression sur un gouvernement qui peine à boucler son budget annuel.
Cet apport d’argent frais n’est pas sans rappeler celui opéré à plusieurs reprises par le Qatar lors de l’année de présidence de Mohamed Morsi en Egypte. Au cours de la courte période durant laquelle les Frères musulmans étaient au pouvoir, Doha avait volé au secours d’une économie égyptienne aux abois. Même si la situation ne présente pas les mêmes caractéristiques, la démarche présente quelques similitudes. Car en dehors du prêt qatari, la Tunisie ne pourra espérer des gestes de bonne volonté des autres pays du Golfe. Il y a fort à parier que le Koweït, historiquement l’un des Etats les plus actifs dans les investissements étrangers en Tunisie, tout comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ne feront aucun geste. C’est d’ailleurs même l’inverse qui risque de se produire. Principal représentant de la Contre-révolution aux côtés de Riyad, Abou Dhabi ne cache plus son aversion pour les pays gérés par les formations proches des Frères musulmans. Dans un entretien télévisé, le chef de la police de Dubaï, Dhahi Khalfan a menacé, après la fin de l’expérience démocratique en Egypte, vouloir s’en prendre à la Tunisie à qui il ne promettait pas "plus d'un an et demi avant de voir le gouvernement s’effondrer". Après avoir fait de l’Egypte le terrain de leur confrontation, l’hypothèse d’un élargissement de la guerre froide du Golfe, sous une forme différente et sous d’autres cieux, n’est pas à exclure.
Photo : présidence de la République tunisienne.