Histoire de la « Kafala »
En France, les études sociologiques (pour ne rien dire des enquêtes journalistiques) sur la question de la Kafala sont relativement rares. L’une des plus complètes reste celle du sociologue Gilbert Beaugé qui a dans les années 1980 apporté une contribution importante pour comprendre les ressorts d’un système qui plonge ses racines "dans le Droit musulman coutumier des bédouins d'Arabie central". Au cours des siècles, ce rapport social a désigné la protection particulière à laquelle pouvait prétendre tout étranger invité à entrer sous la protection des tribus dès lors qu’il n’était pas animé d’intention belliqueuse. Dans la foulée des indépendances, il a été adopté comme dispositif général régissant les conditions d’immigration et de résidence de la main d’œuvre (essentiellement d’origine arabe et asiatique) qui s’est établie dans les différents pays du Golfe. Répondant aux besoins grandissants d’économies dopées par l’augmentation des prix du pétrole, ce mécanisme devait permettre aux Etats de réguler les impératifs d’un développement économique tout en assurant une mainmise sécuritaire sur des populations étrangères qui sont devenues, dans certains émirats, rapidement majoritaires.
Signifiant "parrainage" en français ("sponsorship" en anglais), la kafala oblige ainsi tout immigré souhaitant s'installer dans les pays du Golfe, qu'il soit entrepreneur ou simple ouvrier, à faire appel à un "kafil" ou "sponsor". Ce dernier se voit attribuer différentes prérogatives ; garant juridique de la présence d'un étranger, il est aussi celui qui joue le rôle d’intermédiaire avec la société locale. Présent dans les différentes monarchies de la région, le kafil peut prendre plusieurs formes : entreprise, citoyen du pays ou administration. Même s'il est strictement régi par la loi, le contrat de kafala a parfois donné lieu à des dérives qui prend la forme d'un marchandage. Il n'est pas rare qu'un étranger désirant s'établir dans le Golfe se voit ainsi facturer un arrangement au prix fort. Du fait de l'embellie économique et de l'attractivité des émirats, cette inflation de demandes a d'ailleurs constitué, pour les nationaux des pays du Golfe, une source de revenus non-négligeable. Mais pour de nombreuses associations de défense des droits de l’homme, la kafala est synonyme d'archaïsme qui maintient l’ouvrier sous un rapport de domination avec son tuteur. Au Qatar, le système a été mis à l'index à de nombreuses reprises et plusieurs reportages ont mis en évidence la dureté des conditions dont il était directement responsable.
Les conditions du système de la Kafala revues à la baisse
Les nouveautés introduites par la nouvelle loi sont de trois ordres. D’abord, le terme "Kafil" sera effacé du vocabulaire juridique. Selon le quotidien arabophone qatari al-Sharq, il sera remplacé par la formule "personne qui vous a autorisé à entrer dans le pays". Ce changement dans la formulation a une incidence concrète puisque l'employeur se voit retirer une partie de ses pouvoirs. Dans la pratique, cela signifie qu'un employé ne doit plus, pour quitter le territoire (de manière définitive ou pour des vacances) demander l'autorisation à son sponsor. Dans l’ancien système, ce dernier pouvait en effet décliner la demande sans même motiver son refus. Désormais, toute demande de sortie du territoire devra être notifiée auprès du Ministère de l'Intérieur qui, via un système électronique baptisé ''Metrash 2'', centralisera toutes les demandes et délivrera automatiquement le visa de sortie sous un délai de 72 heures. De même, la possibilité de changer de travail sera facilitée, ce qui permettra un relatif mouvement des travailleurs qui ne seront plus contraints à rester chez le même employeur au cours de leur résidence. Enfin, si au cours d'une période de travail, un employé veut mettre fin à son contrat, il aura la possibilité de postuler en ligne selon une procédure simplifiée via le site du Ministère du Travail et des Affaires sociales. Il recevra alors un permis de sortie dans les trois jours qui suivent la fin du contrat. Ces changements prévoient également de supprimer les exigences du « certificat de non-objection » (No-Objection Certificate NOC) que les travailleurs étrangers devaient jusqu’à aujourd’hui se procurer pour changer d'emploi. Actuellement, si l’employeur n’accorde pas le NOC, le travailleur doit quitter le territoire durant deux ans avant de prétendre à un nouvel emploi.
Critiques des organisations de défense de droits de l’homme
La nouvelle loi n°21/2015 abroge et remplace la loi n° 4 de 2009 sur la réglementation de l'entrée, la sortie, le séjour et le parrainage des expatriés. Néanmoins, elle ne rentrera réellement en application qu’en 2017. Ce retard est en partie l’une des critiques formulées par un collectif d’avocats qataris qui estiment que la réforme ne va pas assez loin, notamment en ce qui relève de sa mise en application et de la vérification effective des nouvelles normes par les entreprises. De même, un porte-parole de Human Rights Watch, Nick McGeehan, a affirmé que le texte ne va "probablement pas conduire à une amélioration de la situation" car "l'un des aspects décevants de la loi est qu'apparemment, l'employé aura toujours besoin de l'accord de son employeur pour quitter le pays". Relayant ces déceptions, l’ancien ministre qatari de la Justice, Najeeb al-Nuaimi a de son côté déclaré que "les réformes ne sont pas à la hauteur des attentes des organisations internationales des droits de l’homme mais sont seulement une amélioration de l’ancienne loi".
Un train de réformes fragile mais tangible
Néanmoins, même s'il reste encore beaucoup à faire, la mesure survient après l’adoption d’une série de réformes qui placent le Qatar en tête des pays du Golfe en matière d’amélioration des conditions de vie des travailleurs. Preuve de ces changements progressifs, la mesure qui stipule que le paiement des salaires doit obligatoirement se faire par voie numérique est en cours d'application. Elle entrera en vigueur le 1ernovembre et sa principale disposition est qu'elle impose le versement des salaires en temps et en heure par un système de transfert électronique. Les entreprises qui ne se conformeront pas risquent une peine d'emprisonnement d’un mois ainsi qu'une forte amende. Dans un souci de vérifier l’application des récentes adaptations, le ministère a déployé un effectif d’environ 300 inspecteurs qui auront pour mission d’inspecter les logements, la santé et la sécurité des ouvriers. Il en promet 400 d’ici la fin de l’année. Si les entreprises violent ces nouvelles règles, elles seront intégrées sur une liste noire et ne recevront plus de visas jusqu'à la résolution des litiges. Ce dernier point revêt une importance cruciale car l'arsenal juridique précédent contenait des sanctions dissuasives mais c'est le manque de surveillance qui ouvrait la porte aux abus répétés.
Pression internationale pour une amélioration des droits de l’homme
Il ne fait aucun doute que cette annonce entre dans le cadre d’un plan gouvernemental destiné à répondre aux nombreuses critiques dont le Qatar a été la cible depuis que la FIFA l’a désigné en décembre 2010 comme pays organisateur de la Coupe du monde de football en 2022. Dans l’œil du cyclone, le pays pouvait difficilement rester à l’écart des normes internationales sous peine de voir les accusations s’amplifier et mettre dangereusement en péril sa réputation. Même si des efforts restent à mener, il est indéniable que la condition ouvrière a bénéficié d’une amélioration d’autant que, comme le souligne le journaliste algérien Akram Belkaïd, "l’émirat, contrairement à ses voisins, a ouvert ses portes aux organisations humanitaires et syndicales internationales". Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette focalisation sur la situation sociale au Qatar a étrangement épargné d’autres pays du Golfe, notamment les Emirats arabes unis. Ces derniers, organisateur de l’Exposition universelle en 2020, ont essuyé bien moins d’accusations dans la presse occidentale que le gouvernement qatari. Il est vrai que les autorités émiraties ont mis le paquet pour préserver leur image en déployant un intense lobbying afin de fixer sur le Qatar l’essentiel des accusations qui visent les pays du Golfe. Révélée par le quotidien The Daily Mail, cette stratégie a nécessité la mobilisation des millions de dollars non seulement en Grande-Bretagne mais également aux Etats-Unis.