Des États-Unis à la Grande-Bretagne : les dessous du Qatar-Bashing
Il faut d’abord revenir sur l’enquête publiée par le DailyMail, l’un des plus importants quotidiens britanniques. Dans son édition du 17 octobre, le journal a publié une enquête (disponible également sur son site) qui démontre comment le gouvernement de David Cameron a été influencé par des groupes de pression financés à coups de millions de dollars par le gouvernement des Émirats Arabes Unis. L’objectif de cette démarche est simple : État richissime considérant Doha comme son rival géopolitique et son concurrent dans la course au leadership de la région du Golfe, les autorités d’Abou Dhabi se sont engagées depuis le début des Printemps arabes dans une stratégie de lobbying agressive destinée à dépeindre le Qatar comme un pays infréquentable. Dans le cadre de cette rivalité, de grosses sommes d’argent ont été mises sur la table pour sensibiliser les faiseurs d’opinion et les décideurs en particulier dans les pays occidentaux. Rien qu’aux États-Unis, cette manœuvre qui a englouti la somme de 14 millions de dollars pour la seule année 2013 a fait des Émirats le pays étranger ayant le plus dépensé dans des opérations de communication. Après le public américain, c’est donc vers la Grande-Bretagne que l’initiative s’est déplacée.
Auprès de l’opinion britannique, l’enquête révèle que les Émirats ont fait appel à la société de relations publiques « Quiller Consultants » pour un montant de 60 000 livres sterling (soit 81 000 euros) par mois pendant six ans. Co-fondée en 1998 par Lord Hill, un proche collaborateur du Premier ministre David Cameron, l’entreprise compte dans son personnel d’anciens fonctionnaires et des journalistes. L’un des meneurs n’est autre que Simon Pearce qui est en charge de l’amélioration de l’image des Émirats Arabes Unis à l’étranger et qui travaille pour le compte de Khaldoon al-Mubarak, patron du club de foot Manchester City qui figurent comme l’un des clubs les plus richement dotés de la planète. La feuille de route de « Quiller Consultants » fut donc sensiblement la même qu’Outre-Atlantique : l’officine a eu pour mission d’approcher les plus proches lieutenants du Premier ministre et de payer intellectuels et journalistes (dont certains de la BBC) afin de publier des articles en vue « de promouvoir la politique étrangère des Emirats arabes unis ». Le groupe devait aussi orchestrer une série de mesures afin de présenter, aux yeux du public britannique, un visage péjoratif du Qatar et convaincre le gouvernement britannique que l'organisation des Frères musulmans était bel et bien une organisation "terroriste". Même si ces activités devaient être menées « dans la plus stricte confidentialité », elles ont été révélées par une fuite du journal « The mail on Sunday ». Révélées publiquement, ces informations risquent de susciter des remous auprès de la classe politique anglaise qui s’aperçoit combien un gouvernement étranger a pu à ce point s’immiscer dans ses affaires intérieures.
L’enquête ajoute que le tir groupé n’en est pas à ses débuts et que plusieurs gros titres de la presse nationale ont été impliqués. Preuve en est avec le quotidien The Telegraph : en l’espace de deux mois (de septembre à novembre 2014), ce journal avait consacré pas moins de trente-quatre articles dont huit « Unes », tous à charge, contre le Qatar. Une telle focalisation a éveillé les soupçons de plusieurs observateurs qui ont fait remarquer qu’au même moment, les propriétaires milliardaires du Telegraph, les frères Barclay, étaient engagés dans une violente bataille immobilière avec le Qatar sur la propriété de trois prestigieux hôtels de la capitale. Certains journalistes du Telegraph avaient d’ailleurs été approchés par « Quiller Consultants » pour poursuivre l'isolement du Qatar sur la scène politique du pays. Derrière la défense des ouvriers ou la mise à l’index de Doha comme soutenant le terrorisme, c’est donc bien tout un arrière-plan géopolitique qui semble être dévoilé au grand jour aujourd’hui au Royaume-Uni. Cette manière d’usurper des causes justes pour régler ses comptes ou de prendre ses distances avec la vérité pour servir tel ou tel agenda prend d’ailleurs des proportions impressionnantes et se répand sur d’autres sujets ; sur la question du sport,une partie de la presse britannique tire ainsi à boulets rouges sur Michel Platiniet la Coupe du monde 2022 organisé au Qatar. Comme le rappelle le spécialiste du sport Pascal Perri, il est permis de « interroger sur l'opportunité de l'offensive anglaise » car de nombreux milieux de la Grande-Bretagne, furieux que Londres ait perdu l’organisation du Mondial 2018, verraient d’un bon œil la tenue d’un nouveau vote pour l’organisation des deux prochaines rendez-vous du football mondial.
Israël à la manœuvre
Cette stratégie émiratie de pointer du doigt le Qatar doit être mise en perspective avec “la guerre froide du Golfe” qui oppose depuis 2011 les deux monarchies. Le principal clivage porte sur le bien-fondé des soulèvements arabes et leur soutien ; quand le Qatar a relayé les doléances légitimes des peuples tunisien, égyptien ou syrien, les élites émiraties ont immédiatement tenu ces révoltes en suspicion. Aux côtés de l’Arabie Saoudite du roi Abdallah (décédé en janvier 2015), Abou Dhabi a été le moteur de ce que certains ont nommé la “Contre-Révolution” en tentant de rétablir les régimes autoritaires déchus. Cette divergence s’est principalement cristallisée en Egypte à l’été 2013. Soutien du processus transitionnel, le Qatar avait misé sur le président légitimement élu Mohamed Morsi. Adversaires du Qatar et souhaitant mettre un terme à l’expérience démocratique dans le plus grands des pays arabes, Riyad et Abou Dhabi ont soutenu à tous les niveaux le coup d’Etat militaire qui a porté au pouvoir le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Cet antagonisme se vérifie dans d’autres théâtres d’opérations, notamment en Lybie, en Tunisie ou en Palestine. Sur ce dernier point, les Emirats arabes unis qui depuis longtemps commercent secrètement avec Israël, ont par exemple soutenu les tentatives d’éradication du mouvement palestinien Hamas en espérant une victoire décisive de l’armée israélienne à Gaza à l’été 2014. De son côté, le Qatar, allié de la Turquie, s’est solidarisé avec les factions de la résistance palestinienne en rappelant le droit inaliénable du peuple palestinien à recouvrir ses droits. L’alignement pro-israélien des positions des élites émiraties leur ont valu le surnom de « sionistes arabes » de la part d’une partie de l’opinion arabe. Cette posture est d’ailleurs soulignée par divers chercheurs. Citant l’universitaire James M. Dorsay qui travaille à l’université de Nayang à Singapour, le journaliste algérien Akram Belkaïd rappelait l’an dernier qu’« il y a une convergence d’intérêts stratégiques entre Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis ». Enfin, il faut noter que cette tension bilatérale affecte les relations avec d’autres pays de la région. Allié privilégié de Doha, la Turquie a aussi pris ses distances avec Abou Dhabi du fait des graves divergences de vue sur les principaux sujets régionaux. Preuve de ce désamour, les Emirats arabes unis n’ont plus d’ambassadeur à Ankara depuis deux ans.
En France, une alliance entre les Emirats, le FN et le CRIF ?
Enfin, il n’est pas inintéressant d’analyser la portée de cette campagne dans d’autres terrains européens, notamment en France. Sur ce sujet, il est assez troublant d'observer qu’une forme de coalition regroupant les officines israéliennes et l’ensemble du courant de l’extrême-droite rejoint la grille de lecture défendue par les relais anglais de la propagande émiratie. Preuve en est avec la charge régulière du Front national qui a fait du Qatar sa bête noire. L’un des arguments de la formation lepéniste est d’ailleurs le même que ceux avancés par Israël et Abou Dhabi. Dans une affiche qui devait démontrer le soutien de Doha au terrorisme, le FN a repris une déclaration de Ron Prosor, ambassadeur israélien à l’ONU qui avait déclaré que l’émirat était devenu « un “club med” pour terroristes ». Cet argument, factuellement mensonger, avait d’ailleurs été repris par The Telegraph lors de son offensive médiatique de l’an dernier. La liaison entre le parti de Marine Le Pen et le lobby israélien s’est également vérifiée à la faveur de la plainte déposée par le Qatar contre Florian Philippot. Ce dernier a pris comme défenseur l’un des avocats du CRIF les plus médiatiquement engagés en faveur des intérêts israéliens : Gilles-William Goldnadel. Dans une stratégie où l’on retrouve les différents acteurs du Qatar-Bashing, il est également à remarquer que le FN, par la voix de sa présidente, a régulièrement fait les éloges des Emirats arabes unis. Signe des temps, alors que le gouvernement émirati se permettait de dresser une liste de 85 organisations terroristes (dont l’UOIF), le FN relayait l’initiative (pourtant dénoncée par plusieurs pays européens) du gouvernement d’Abou Dhabi en demandant la dissolution de … l’UOIF.