Aux Etats-Unis, les dirigeants de Al Jazeera n'ont pas lésiné sur les moyens. Recrutement de présentateurs stars, plateaux derniers cris, communication virale intensive, tout est prêt pour faire de AJAM une chaîne qui compte. Les bureaux new-yorkais sont la première pièce de cet édifice. A terme, Washington, Los Angeles, Miami et Chicago devraient avoir leurs propres studios, pour un effectif total de 300 personnes. Un investissement de 400 millions de dollars pour le rachat du canal de Current TV: il permettra à la chaîne de toucher un bassin de 40 millions de foyers, contre 5 millions pour l'actuelle chaîne Al Jazeera in english. La réussite stratégique est tout sauf évidente, même si l'opération ressemble davantage à une lutte d’influence qu'à un vrai défi d’audience.
Le projet d'une antenne francophone est lui un serpent de mer qui traîne dans les couloirs médiatiques depuis maintenant plus d'un an et demi. L'ambassadeur Mohamed Al Kuwari avait pourtant avancé ses pions début juin sur le site de Metro : «Nous sommes en phase de prospection et de recrutement. Les choses devraient se faire rapidement.» En coulisse, il avançait même la possibilité d'une ouverture en septembre prochain. Mais en quelques semaines, le dossier -très politique- s'est refroidi.
Alors que la bataille entre BFM TV, i-Télé et LCI pourrait à terme faire une victime, c'est la concurrence frontale avec France 24 qui inquiète les autorités françaises. Marie-Christine Saragosse, présidente de l'Audiovisuel extérieur de la France (AEF), temporise, et met en avant ce qui différencie les deux chaînes : «En étant diffusé dans des pays où l’excision, les mariages forcés, les crimes d’honneur et de nombreuses autres atteintes aux droits des femmes sont toujours pratiquées, l’égalité des femmes et des hommes est aussi un sujet auquel nous portons une attention constante. Tous ces éléments [...] sont parmi les plus différenciant dans notre positionnement.» Aux dirigeants d'Al Jazeera d'apprécier le sous-entendu.
La prise de position du Qatar dans la francophonie est aussi de nature à alimenter les craintes des «qatarosceptiques». Une peur très française selon Nabil Ennasri, auteur de «L'énigme du Qatar» : «Il existe des craintes passionnelles autour du Qatar. Son spectaculaire essor a suscité de nombreuses interrogations qui ont parfois glissé vers le procès d'intention. Parmi les problèmes qui traversent la société française, il y a l'argent et l'islam. Le Qatar cristallise ces deux difficultés.» Ce n'est pas tout. Des tensions diplomatiques sont venues nourrir ces derniers mois l'urgence d'attendre. Ainsi, l'ambassade du Qatar répond-elle aujourd'hui qu'il n'existe «aucun projet, ni en France, ni ailleurs, d'ouvrir un réseau Al Jazeera en français.» De la langue de bois, alors que, coïncidence, les locaux des actuels bureaux parisiens de la chaîne viennent d’être entièrement refaits à neuf. Avec maintenant septembre 2014 à l'horizon.
Car entre temps, le flamboyant petit pays a qui tout réussi a perdu de sa superbe. D'abord par là d'où lui est venu son succès : les pays arabes. Son soutien à la rébellion syrienne et sa libre interprétation de la révolution égyptienne lui ont porté un lourd préjudice. «En devenant le relais des Frères musulmans contre le régime de Moubarak, la chaîne a perdu beaucoup de son influence dans le pays, et dans toute la région», explique Richard Labevière, rédacteur en chef de Espritcorsaires, observatoire regroupant des experts des questions de défense et de sécurité. C'est ensuite avec la France que le tableau s'est obscurci. François Hollande avait pourtant tout fait pour entretenir les liens avec son homologue qatari. L'émir Al Thani avait ainsi été le premier chef d'Etat à être reçu à l'Elysée après la victoire de mai 2012. Mais l'intervention française au Mali a refroidi les échanges.
Opposé à l'opération militaire, le Qatar est soupçonné d'avoir fourni une importante aide logistique aux rebelles maliens. Ainsi les renseignements allemands auraient-ils informé Paris que quelques heures avant l'arrivée des troupes françaises, plusieurs avions Hercules, aux couleurs qataries, avaient décollé de Gao, la capitale, en direction du sud-libyen. A leur bord, des leaders djihadistes combattus par la France. Le Qatar aurait livré des fournitures de secours, de transmissions et même du matériel militaire. Une suspicion qui a agacé l'Elysée et a été l'objet de «plusieurs demandes d'explications entre Paris et Doha», explique Richard Labevière. Le voyage présidentiel au Qatar fin juin a été l'occasion d'aplanir ce différend diplomatique. Et pour François Hollande de dire que le moment «n'était pas venu» pour l'ouverture d'un réseau Al Jazeera francophone.
Enfin reste la question réglementaire. La chaîne d'information, à l'instar de sa filiale sportive BeIn Sport, pourrait être disponible sur le câble et l'ADSL, mais pas sur la TNT. Pour accorder un canal, le CSA exige qu'un maximum de 20% du capital proviennent de fonds étrangers. L’autorité régulatrice qui a par ailleurs confirmé à L'Opinion que pour l'heure, aucun contact n'existait entre elle et le Qatar pour ouvrir cette déclinaison francophone. Au vue des réticences, la piste d'une antenne basée à Dakar pourrait donc être réactivée. Car l'objectif de l'émirat, bien au delà de la France, est bien d'étendre son influence sur toute l'Afrique francophone.
Source : http://www.lopinion.fr/19-aout-2013/al-jazeera-n-est-pas-vraiment-bienvenue-en-france-3118