Il a fallu d’abord revenir sur l’obsession de la reconnaissance qui caractérise la posture de l’émirat du Qatar depuis l’arrivée au pouvoir de l’émir Hamad bin Khalifa al-Thani en juin 1995. Cette stratégie de la visibilité plonge son origine à la fois sur l’état du rapport de forces régional que sur la réorientation générale de l’équation stratégique mondiale au lendemain de la guerre froide. Lorsque Cheikh Hamad dépose son père, la région se remet à peine de la fracture de la guerre du Golfe qui a considérablement marqué les esprits et traumatisé les dirigeants des pétromonarchies. Pour le Qatar, les conclusions de l’invasion du Koweït par l’Irak vont être tirées et vont substantiellement réorienter la diplomatie du pays. Il s’agit désormais de s’afficher pour exister et de compenser les faiblesses intrinsèques du pays (petitesse du territoire, armée réduite, population très faible) par une stratégie de la reconnaissance. Le Hard power lui étant interdit, le Qatar use alors de sa richesse financière tirée du pétrole et du gaz pour investir tous les leviers du Soft power. L’émir sait qu’il a les moyens de ses ambitions car le Qatar détient la plus grande réserve off-shore de gaz naturel au monde. Dès son arrivée au pouvoir, la manne gazière que son père ne souhaitait pas trop exploiter pour éviter de froisser le grand voisin iranien est mise à profit et permet de dégager rapidement de considérables surplus financiers.
Les piliers du Soft power vont alors se dégager sur trois grands axes. C’est d‘abord le volet médiatique qui donne au Qatar une visibilité planétaire. En l’espace de quelques années, l’émirat sort de l’anonymat et devient l’un des pays les plus « populaires » aux yeux des opinions occidentales. Les couvertures des guerres d’Afghanistan et d’Irak confèrent à la chaîne une réputation mondiale et contribuent à bousculer le paysage audiovisuel mondial jusque-là dominé par les grands canaux de communication anglo-saxons. Le deuxième niveau du Soft power qatari est l’utilisation du sport et de la culture comme des supports de visibilité. Si l’entrée dans le monde de l’art est plutôt tardive (fin des années 2000), c’est vers le sport que sont dirigés les efforts des autorités pour faire de leur pays l’un des épicentres du sport mondial. En quelques années, les résultats sont là aussi saisissants. En 1995, le Qatar organise la coupe du monde de football des moins de 20 ans. Quelques années plus tard, il lance une ambitieuse politique qui doit lui permettre d’accueillir les grandes compétitions internationales. Dès 2006, Doha accueille les Jeux asiatiques qui représentent le troisième événement sportif le plus important de la planète. Dès lors, les succès s’enchaînent (inauguration de l’académie Aspire, mis en place du Tour cycliste du Qatar, lancement du tournoi ATP Tennis du Qatar etc) jusqu’au triomphe retentissant de l’organisation du Mondial de football en 2022. Malgré toutes ces victoires, le Qatar n’est pas en reste ; il a annoncé vouloir organiser les Jeux Olympiques de 2024 et ce, malgré son revers lors des tentatives de 2016 et 2020. Enfin, le volet religieux est aussi un aspect à prendre en compte. Dans la sourde compétition politico-religieuse qui oppose le Qatar à l’Arabie saoudite, le champ de la légitimité religieuse constitue un terrain d’expression de cette rivalité qui structure la scène politique régionale au cours des années 2000. Sur ce registre, les autorités du Qatar s’emploient à faire du Cheikh Al Qardhaoui le mufti « officieux » du régime. Ce dernier, outre l’onction religieuse qu’il apporte à la famille royale, présente l’intérêt symbolique d’être considéré comme l’ouléma le plus influent du monde sunnite. Tant en termes de légitimité islamique qu’en termes de réputation au sein de la communauté musulmane mondiale, sa présence au Qatar et sa naturalisation entrent dans le cadre de la diplomatie du rayonnement de l’émirat.
Enfin, le troisième niveau de cette présentation a ciblé les relations du Qatar avec la France. D’abord timides durant les trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance du pays en 1971, elles ont connu un spectaculaire rehaussement au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Plusieurs raisons expliquent ce nouveau virage. Appartenant à la même génération, partageant les mêmes grandes ambitions pour leur pays respectif et ayant un même rapport décomplexé à l’argent, les deux chefs d’Etat ont très rapidement scellé un partenariat stratégique qui apparaissait comme mutuellement profitable. Pour le Qatar, il s’agissait de nouer une relation solide avec un acteur influent de la communauté internationale. La France, puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et bénéficiant du deuxième réseau diplomatique de la planète présentait aussi l’avantage pour Doha de sortir de l’hyper-dépendance au protecteur américain. Pour Paris, cette nouvelle diagonale permettait à l’économie française de pénétrer le juteux marché d’un pays du Golfe et de développer un lien privilégié avec un Etat arabe qui, outre sa richesse, ne présentait pas l’inconvénient d’un passé colonial tumultueux comme ce fut le cas avec les pays du Maghreb. Depuis l’élection de François Hollande, on peut souligner que la relation n’a fondamentalement pas changé. L’aspect flamboyant de la relation a certes disparu mais des deux côtés, on estime impératif le besoin de renforcer la coopération.
Enfin, il était aussi nécessaire de revenir sur l’envers du décor de la trajectoire fulgurante du Qatar. La condition misérable des ouvriers, l’emprisonnement du poète qatari Mohamed ibn-Al Dhib tout comme l’absence d’un réel pluralisme politique ont été mis en évidence. Cet aspect est fondamental car sans une amélioration substantielle des libertés (notamment s’agissant de la main d’œuvre asiatique), il est fort probable que la campagne internationale contre l’organisation du Mondial 2022 ne prenne davantage d’ampleur.