La date de son abdication n’a pas été choisie par hasard : il y a 18 ans, quasiment jour pour jour, l’émir prenait les commandes du pays (le 27 juin 1995) en destituant son père. Il délègue aujourd’hui le pouvoir à son fils avec un bilan exceptionnel. Lorsqu’il prend le pouvoir en 1995, le Qatar est une pétromonarchie insignifiante. Aujourd’hui, l’émirat a émergé comme un acteur majeur du rapport de force régional et international. Une mutation du pays et une ascension considérable sur la sphère internationale ont été opérées sous son règne et ce, dans tous les domaines : médias, sport, économie, diplomatie, culture, etc. Malgré cette mise sur orbite impressionnante, l’envers du décor n’est pas très reluisant : la condition des ouvriers asiatiques est toujours aussi lamentable, les libertés publiques sont encore bafouées (poète) et les élections législatives qui avaient été repoussées n’ont à ce jour pas encore été programmées.
A peine arrivé au pouvoir, l’émir Tamim s’est séparé d’une figure historique, proche de son père, le Cheikh Ben Jassem, qui occupait le double poste de Premier ministre et de Ministre des Affaires étrangères, et a constitué un nouveau gouvernement. Doit-on s’attendre à des changements en termes de politique intérieure et extérieure ?
Même s’il y a eu cette transition d’une porte symbolique considérable à la tête du pouvoir qatari, les fondamentaux de la diplomatie du pays ne vont pas être modifiés. En effet, Cheikh Tamim participait déjà aux prises de décision ces dernières années. Il fait partie de ceux qui ont façonné la politique du Qatar, on ne peut donc attendre qu’une continuité par rapport à ce qui a été fait précédemment. On peut prévoir un changement de forme ou de style mais sur le fond, la politique restera globalement la même. Sur le terrain diplomatique, le Qatar sera toujours aussi présent, notamment en ce qui concerne la Syrie où le chaos a malheureusement pris une tournure confessionnelle opposant le camp sunnite à l’arc chiite. Après un léger moment de flottement, les Qataris ont fait le choix de soutenir la rébellion médiatiquement, politiquement, puis militairement et ce, afin d’accompagner le mouvement populaire en butte à un gouvernement autoritaire et illégitime. Dans la même lignée, le Qatar conservera sa politique de soutien aux processus de transition démocratique en Egypte comme en Tunisie.
La politique qatarie est sous-tendue par un certain nombre de lignes de force et de principes indépendants de l’alternance de tel ou tel émir à la tête du pouvoir. Enfin, même si Cheikh Hamad quitte de manière officielle la tête de l’Etat, il aura certainement un rôle à jouer en coulisses et pourra conseiller son fils et l’accompagner dans les premières années de l’exercice du pouvoir.
Quels devraient être les dossiers prioritaires de l’émir Tamim dans les années à venir ?
Sur le terrain politique et diplomatique, il faut s’attendre à une consolidation du Qatar comme acteur majeur de l’équation stratégique régionale, et une volonté certaine de continuer à stabiliser le processus de transition démocratique notamment en Egypte dont l’équilibre économique et politique reste une priorité. Ce serait en effet une catastrophe pour le Qatar comme pour la région dans son ensemble, de voir l’Egypte péricliter économiquement, et de s’enfoncer dans une crise politique, au risque d’une déstabilisation de la zone.
Au niveau médiatique, l’émir continuera de faire d’Al Jazeera le bras audiovisuel du Qatar en employant une stratégie d’expansion internationale avec toujours plus de moyens consacrés à son extension et à sa diffusion. Al Jazeera America commencera à émettre au mois d’août, Al Jazeera UK au mois de novembre, et il existe déjà des projets de déclinaison de la chaîne en français et en espagnol notamment.
Au niveau économique, il y aura toujours cette volonté de maximiser les rendements du fonds souverain dans un certain nombre de pays du monde et d’élargir son expansion en poursuivant les investissements. Les cibles privilégiées resteront les grands groupes industriels en Europe ainsi que les marchés émergents.
Au niveau sportif, le Qatar a énormément investi dans les grands évènements sportifs mondiaux. Il a par ailleurs émis son intention de se porter candidat au Jeux Olympiques de 2024. Sa candidature a été repoussée tant pour l’organisation des JO de 2016 que pour ceux de 2020, et s’il n’est pas accepté en 2024, il ne serait pas étonnant qu’il dépose à nouveau une candidature pour 2028.
Sur le plan de la politique intérieure, les autorités tenteront de poursuivre tout simplement la phase de développement du pays, principalement au niveau de ses infrastructures. C’est un énorme chantier qui attend le Qatar ces dix prochaines années afin d’accueillir les grandes compétitions sportives internationales comme la Coupe du monde de football en 2022 : 120 milliards de dollars vont être dépensés au Qatar pour ce projet ! Le challenge de Cheikh Tamim sera de réussir à faire du Qatar un authentique épicentre du sport mondial, et d’accueillir dans les meilleures conditions, pour la première fois dans le monde arabo-musulman, une compétition si importante.
Avec un pays en perpétuel changement, le nouvel émir a une tâche énorme : poursuivre l’œuvre de son père dans un contexte régional particulièrement lourd et une situation interne où l’équilibre reste fragile entre les tenants de la tradition et les courants modernisateurs.
Entretien réalisé avec le site de l'IRIS (Institut de recherches internationales et stratégiques) : http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article8382