Les élites dirigeantes du Qatar ont toujours voulu compenser les faiblesses structurelles du pays (taille réduite, population minime, vulnérabilité stratégique) par une diplomatie active et d’ouverture. Cette stratégie a permis d’ériger le pays en élément central de l’équation stratégique au Moyen-Orient.
Ces dernières années, l’émirat est donc devenu un acteur incontournable de la résolution des conflits régionaux (ce qui fut notamment le cas pour les crises au Soudan et au Liban). La participation à la coalition entre dans le cadre de cette manœuvre qui érige le pays en poids lourd du monde arabe.
De plus, le Qatar entretient d’excellentes relations avec les Etats-Unis et la France, notamment dans le domaine militaire. L’émirat abrite le Centcom (commandement central américain qui a piloté les guerres d’Irak et d’Afghanistan) et 80% du matériel et équipement de l’armée qatarie sont d’origine française.
Dans une opération comme celle-ci où Paris avait impérativement besoin de la caution d’une nation arabe, le choix du Qatar, « partenaire stratégique historique de la France » selon les mots du porte-parole du ministère de la Défense, était donc naturel.
La chaîne Al Jazeera, véritable porte-drapeau des mouvements d’émancipation qui parcourt le monde arabe, a joué un rôle crucial dans cette perspective. Plus encore que pour l’Egypte et la Tunisie, la chaîne a continuellement montré les images des exactions des forces pro-Kadhafi à l’égard des civils.
Ce choix éditorial très fort s’est doublé de spots quasi publicitaires en faveur des « martyrs » libyens alors que les images d’une Libye meurtrie passaient en boucle. Ces derniers jours, la mort d’un journaliste de la chaîne, abattu par les forces pro-Kadhafi, a définitivement scellé le sort du dictateur.
La rédaction de la chaîne, visiblement traumatisée par la mort de leur caméraman, a alors redoublé d’efforts pour dénoncer avec encore plus de vigueur les crimes des forces loyales, lesquelles se rapprochaient dangereusement du fief des insurgés à Benghazi. Il y avait donc urgence à réagir pour sauver la révolution libyenne.
Le cheikh Youssouf Al Qaradawi, considéré comme l’ouléma le plus influent du monde musulman et qui joue le rôle officieux de « mufti » du pays, a également joué un rôle moteur dans la diabolisation du dictateur libyen. Invité régulièrement sur Al Jazeera, ce dernier à carrément appelé au début du mois de mars à « tuer » Kadhafi car l’horreur des images devenait insoutenable.
Diffusé en direct par la chaîne nationale du Qatar lors du sermon du vendredi et repris par la chaîne satellitaire, cet appel au meurtre sert de soubassement religieux aux dirigeants du pays pour justifier leur participation aux frappes aériennes.
Dimanche après-midi, Cheikh Al Qaradawi est intervenu sur Al Jazeera pour justifier la décision des autorités du Qatar d’envoyer leur aviation pour « stopper le bain de sang », reprenant mot pour mot les déclarations du Cheikh Hamed Ben Jassem Al Thani, Premier ministre du Qatar et homme fort du régime.
Dans la même intervention, les critiques émises par Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, sur l’étendue des bombardements ont été balayées car selon Al Qaradawi, il faut impérativement user de tous les moyens pour sauver les civils de la folie du tyran libyen.
En adoptant cette option, les autorités du Qatar font le pari d’un succès rapide des opérations militaires qui permettront aux insurgés libyens de reprendre l’initiative et de parachever leur révolution. A l’inverse de l’Irak, cette collaboration n’est pas rejetée de manière unanime par l’opinion publique arabe qui voit en Kadhafi un despote prêt à massacrer son peuple pour s’accrocher au pouvoir.
Ce serait le scénario idéal qui permettra à l’émirat d’engranger les bénéfices politiques et diplomatiques de son choix audacieux et le conforterait dans sa posture de puissance arabe émergente.