Autre signe de crispation, les appels de personnalités souhaitant un changement de régime à Doha voire même un coup d’État sont désormais ouvertement assumés. Malgré cette hostilité, le Qatar poursuit sa stratégie de riposte qui, jusqu’ici, semble lui réussir. Dernière réalisation en date, l’inauguration en guise de pied de nez du Port Hamad qui se présente comme l’un des plus grands du Moyen-Orient. D’un coût estimé à plus de 7 milliards de dollars, cette nouvelle infrastructure permettra au pays de déjouer l’impact du blocus avec l’ouverture de plusieurs routes maritimes de contournement.
Mais l’épisode qui marque aujourd'hui les esprits et qui va à coup sûr bousculer le schéma d’alliances dans la région vient du Koweït. Habitué à jouer le rôle de médiateur, le pays est sorti de sa réserve en tenant des propos qui étonnent par leur franchise. Au cours d'une conférence de presse qu’il a tenue aux côtés de son homologue américain Donald Trump, l’émir du Koweït a en effet affirmé que le Qatar faisait face à des exigences que son pays lui-même n'aurait pas accepté. Faisant allusion aux treize demandes formulées en juin par l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte, cheikh Sabah Ahmed al-Sabah pointait en particulier celles qui mettaient en cause la souveraineté nationale à l’instar de la mise en demeure de fermer la base militaire turque au Qatar ou de mettre un terme à la diffusion de la chaîne al-Jazeera.
Au cours de la séance, le souverain a divulgué d’autres informations dont la plus surprenante rapporte qu’une solution militaire avait été envisagée au début du conflit mais qu’elle a dû être abandonnée suite au travail de médiation qu’il avait été en mesure de fournir. Cette révélation, qui illustre le niveau de gravité extrême que la crise a atteint à ses débuts, a immédiatement fait réagir le ministre qatari des Affaires étrangères, cheikh Mohamed ben Abderrahmane al-Thani. Ce dernier a fait part de sa « désolation » de voir des « pays frères » opter pour un scénario aussi radical. Continuant à livrer son appréciation des faits en toute franchise, le souverain koweitien a précisé qu’il avait été surpris de la tournure qu’avaient pris les événements en rappelant combien la visite de Donald Trump à Riyad fin mai s’était déroulée dans un climat qui ne laissait en rien présager d’une telle escalade.
Ces déclarations exprimées sur un ton peu diplomatique annoncent certainement un tournant dans l’équation stratégique du Golfe. Quittant son statut de médiateur neutre, le Koweït s’aligne de plus en plus sur la position qatarie avec une manière qui a suscité le courroux du quartet. Ce dernier ne s’est pas fait prier pour réagir, publiant quelques heures à peine après la conférence de presse un sévère communiqué qui « regrettait que l'émir du Koweït ait affirmé que sa médiation a empêché une escalade militaire ».
L’une des interprétations des raisons qui ont poussé cheikh Sabah Ahmed al-Sabah à tenir un tel discours peut se trouver dans la lassitude qu’il a dû éprouver ces derniers temps face à l’intransigeance de ses voisins. Depuis le début de la crise, l’homme n’a en effet pas ménagé ses efforts multipliant le tour des capitales du Golfe malgré son âge avancé (il a 88 ans). Mais en dépit de sa forte implication, la situation n’a fait que s’aggraver plongeant le Conseil de coopération du Golfe (CCG) au bord de l’implosion. Devant l’impasse et constatant le peu de cas qui était fait à ses appels à la modération, l’émir a sans doute voulu exprimer une forme d’insatisfaction destinée à faire bouger les lignes. En ce sens, la récente polémique sur l’interdiction signifiée aux pèlerins du Qatar de se rendre au Hadj a peut-être été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase d’amertume déjà bien rempli.
L’autre raison qui peut expliquer cette sortie inattendue est le fait que le Koweït est censé accueillir le prochain sommet du CCG prévu en décembre. Mais compte-tenu de la polarisation des points de vue et du fossé manifeste qui sépare les différents protagonistes, personne ne peut assurer pour le moment que ce rendez-vous sera effectivement maintenu. Or, une annulation sonnerait non seulement le glas de l’organisation régionale mais elle consacrerait aussi l’échec de la diplomatie koweitienne qui aura été incapable d’arracher un accord de réconciliation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les déclarations de l’émir aient été prononcées en présence de Donald Trump à Washington, précisément pour donner encore plus d’écho à l’impatience d’un pays qui venait de célébrer le vingt-septième anniversaire de son invasion par l’Irak. Même s’il demeure dans tous les esprits, ce malheureux précédent historique ne semble pas jouer le rôle de repoussoir pour tous les acteurs de la crise comme en témoignent les appels de certains comptes influents sur le réseau social Twitter à privilégier la voie militaire pour solder définitivement le différend avec le Qatar. Mais malgré ce lourd climat, il se pourrait que le coup de pression koweitien ait porté ses fruits : le surlendemain, et pour la première fois depuis le début de la crise, l’émir Tamim a téléphoné au prince héritier saoudien pour lui faire part de sa volonté de s’asseoir à la table des négociations pour entamer une discussion directe. Le début de la fin ?