L’opération "Abou Ali" : un documentaire révèle les coulisses du putsch manqué contre le Qatar en 1996

vendredi, 16 mars 2018 08:22


a1520229852C’est un documentaire qui dévoile l’envers du décor de la tentative de coup d’Etat mené contre la famille régnante du Qatar en 1996. Diffusée récemment par la chaîne al-Jazeera, cette enquête minutieuse présente un intérêt particulier à l’heure où la dynastie des al-Thani est de nouveau fortement contestée par ses voisins. Focus.


Il a fallu de longs mois au journaliste Thamer al-Misshal et à son équipe pour recouper les informations, témoignages inédits et documents confidentiels avant de finaliser ce documentaire qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Retransmise en deux parties de 50 minutes chacune respectivement les 4 et 11 mars, l’enquête diffusée dans le cadre du programme hebdomadaire intitulé « Ma khafiya a’dham » ("Ce qui est caché est pire") jette un regard nouveau sur un épisode qui a durablement marqué la scène du Golfe du milieu de la décennie 1990.

Une investigation journalistique fouillée

Preuve de son caractère méticuleux, le documentaire fait intervenir de nombreux acteurs directement impliqués dans la tentative de coup d’Etat. Certains, comme Fahd al-Maliki, interviennent publiquement pour la première fois. Ex-haut responsable des services secrets qataris, ce dernier a été condamné lors du procès qui, à la fin des années 1990, a jugé les cerveaux et exécutants de la conspiration. Après une vingtaine d’années passées dans les geôles du pays en attente de l’application de sa condamnation à mort, il a finalement été gracié par l’émir Tamim ben Hamad en septembre 2017.

C’est lui que l’on voit parmi les premiers à témoigner. Aux côtés d’autres mutins repentis, il explique son rôle qui a été central dans la machination. Ses nombreuses apparitions donnent à ses confessions un degré de précision qui permet de saisir l’univers et les motivations de ceux qui avaient décidé d’en finir avec le nouveau régime de cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani.

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Contexte historique

Pour bien comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire narrée à la manière d’un film d’espionnage, il faut d’abord se replonger dans le contexte historique de l’époque. Le 27 juin 1995, cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani destitue son père à la suite d’un coup de palais rondement mené. Très vite, celui qui cumulait jusqu’alors les postes de prince héritier et ministre de la Défense s’empare des leviers du pouvoir et instaure un nouveau régime.

Son ambition est de sortir le pays du statut peu enviable de satellite de l’Arabie Saoudite en impulsant un nouveau projet politique destiné à placer le Qatar sur la carte du monde. Il faut dire que depuis son indépendance arrachée en septembre 1971, l’émirat n’avait en effet jamais fait parler de lui. Cheikh Khalifa, qui s’était lui-même hissé à la magistrature suprême par un coup d’Etat pacifique qui avait écarté son oncle en février 1972, n’était pas de nature à sortir du bois, se contentant de redistribuer une partie de la rente pétrolière à ses administrés.

Les temps changent sensiblement avec l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et dynamique Hamad à la fin juin 1995. Accompagné d’une jeune équipe formée dans les universités occidentales à qui il distribue de nombreux postes-clés, il impulse un nouveau virage et rompt avec la tradition d’émirat supplétif de la puissance saoudienne. Mais nostalgiques de l'ancien régime et peu disposés à entériner la réalité d’un changement brutal du pouvoir dans leur pré-carré, les voisins du Qatar s’activent en coulisse pour réhabiliter l’ancien régime.

Selon Fahd al-Maliki, cette idée, initialement acceptée par l’émir déchu, est surtout le fait de Hamed ben Issa al-Khalifa, alors prince héritier de Bahreïn et cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyan, monarque régnant sur les Emirats arabes unis. Ce dernier implique directement l’un des ses fils, Mohamed ben Zayed qui est alors chef d’Etat major des armées (c’est l’actuel prince héritier d’Abou Dhabi et le véritable homme fort de la fédération). Ensemble, ils décident d’un plan qu’ils vont secrètement soumettre à certains de leurs alliés.

L’opération « Abou Ali »

Parmi ces derniers, l’Arabie Saoudite et l’Egypte se montrent enthousiastes et souscrivent au projet de complot. Dès lors, deux chambres d’opération se mettent en place, l’une basée à Khobar, ville située à l’est de l’Arabie Saoudite, tout près du Bahreïn, et l’autre à Manama, capitale de l’archipel. L’idée est de fomenter un coup d’Etat qui doit permettre à des insurgés de l’intérieur (la plupart étant membres de l’armée ou de la police) de prendre possession des points névralgiques de la capitale. Parrainés par l’ex-chef de la police du Qatar, le prince Hamed ben Jassem ben Hamad al-Thani (à ne surtout pas confondre avec le cheikh Hamed ben Jassem ben Jabor al-Thani, ex-Premier ministre et pilier du nouveau régime), les éléments félons obtiennent facilement des cargaisons d’armes qui sont envoyées d’Egypte en transitant par le Bahreïn et l’Arabie Saoudite.

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Pour maximiser les chances de l’opération et coordonner les efforts des différentes parties, les mutins seront secrètement aidés par des forces extérieures composées de tribus saoudiennes qui, acheminées du sud du royaume, ont été transférées non loin de la frontière qatarie grâce à une autorisation de déplacement signée des mains d’un certain Salman ben Abdelaziz qui n’est alors que le gouverneur de la province de Riyad et s’installera quelques vingt ans plus tard au sommet de la hiérarchie dynastique.

Ces milices tribales devaient s’introduire au Qatar dans un scénario qui faisait coïncider leur intrusion avec l’expédition de forces spéciales bahreïnies et émiraties parachutées par avions à l’ouest du Qatar dans la région pétrolière de Dukhan. Omar Souleymane, patron des services secrets égyptiens promettait d’appuyer les conjurés en activant des cellules dormantes au sein de la communauté égyptienne installée dans l’émirat gazier, dont notamment deux généraux bien placés. Quant à cheikh Khalifa, impatient de revenir au pouvoir et souhaitant se rendre au plus près des préparatifs, il quitte son exil à Rome fin 1995 pour s'établir à Abou Dhabi où il est accueilli avec les honneurs. 

Une fois toutes les pièces du puzzle assemblées, l’heure du coup d’envoi est soumise à divergence. Pour certains, il faut lancer les hostilités dans la nuit du 16 février qui tombe pendant la fameuse « nuit du Destin », moment fort du mois de Ramadan où les gens sont occupés à effectuer de longues prières nocturnes. Pour accentuer l’effet de surprise, cette date paraît idéale puisqu’elle coïncide avec le début des vacances de l’Eïd al-Fitr correspondant à la fin du Ramadan.

A ce moment, les mutins savent que les effectifs de l’armée et de la police sont en sous-régime avec tout au plus 20% des hommes en poste. Mais au dernier moment, l’heure fatidique est avancée, le prince héritier du Bahreïn craignant que l’opération ne soit mise à nu à cause de fuites. C’est finalement cette dernière option qui est arrêtée avec un agenda devant faire démarrer le calendrier le 14 février à 5 heures du matin.

La tentative avortée

Sauf que pas moins de deux heures avant l’assaut, l’ordre des choses est soudainement bouleversé car un sergent a balancé l’information. Dès lors, les agents du gouvernement décrètent l’état d’urgence, l’aéroport et les postes frontières sont fermés et tous les officiers sont appelés à rejoindre leur caserne au plus vite. Dépêché d’urgence auprès du palais princier, l’ambassadeur américain Patrick Theros (en poste de 1995 à 1998) qui témoigne dans le cadre du reportage avec une étonnante franchise livre son appréciation du complot en pointant l’amateurisme de ceux qui en sont à l'origine.

Averti par l’émir Hamad en personne en pleine nuit, il mettra son gouvernement au courant, lequel enverra le lendemain une missive aux différents pays du Golfe leur demandant de respecter la souveraineté de chaque Etat membre du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Au final, le fiasco est total, les insurgés n’ayant pu mettre en application un plan qu’ils avaient pourtant mis des mois à préparer dans le plus grand secret. Mais il en faudra plus pour décourager les plus acharnés et un autre projet est envisagé avec le concours des Emirats arabes unis et du Bahreïn qui apparaissent comme les deux pays les plus décidés à faire tomber le nouveau régime.

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Bis repetita

Dans son deuxième volet, l’enquête d’al-Jazeera apporte des précisions sur la suite de la manœuvre. Loin de se décourager, certains se radicalisent et optent pour la préparation d’actions violentes devant précipiter l’avènement d’un état d’insécurité. Dans leur esprit, ce climat insurrectionnel devait pousser cheikh Khalifa à faire appel aux troupes du CCG pour rétablir l’ordre. Ce nouveau dispositif est approuvé par cheikh Zayed des Emirats arabes unis ainsi que par le prince héritier du Bahreïn qui propose même la somme d’un million de riyals qataris à Fahd al-Maliki pour se charger de son exécution.

Dans le souci de donner une légitimité à leur mobilisation, ce dernier se voit murmurer l’idée de fonder un mouvement d’opposition politique demandant « le retour à la légalité constitutionnelle ». En guise d’assurance, de nombreux mutins sont hébergés dans des villas aux Emirats, le gouvernement fédéral leur mettant à disposition de généreux salaires mensuels ainsi que des passeports de substitution.

A la fin de l’année 1996, ordre est donc donné d’identifier au Qatar sept endroits stratégiques en vue de les faire sauter à la dynamite ou la voiture piégée. D’autres actions de subversion sont envisagées comme l’explosion de stations services ou l’assassinat du ministre de la santé de l’époque.

On parle même à un moment de faire appel à des mercenaires étrangers rompus à ce genre d’exercices et le nom de Paul Barril, ancien chef du GIGN français devenu célèbre après avoir mené l’opération destinée à déloger les assaillants ayant pris d’assaut la Grande mosquée de La Mecque en 1979 est évoqué. Pour l’ambassadeur américain précédemment cité, l’idée des insurgés et de leur parrain est claire : cibler les têtes du régime pour les exécuter et créer un état de vide institutionnel dans lequel s’engouffreront les Etats voisins pour imposer le retour de cheikh Khalifa.

Une affaire qui tourne mal

Mais ce dernier ne l’entend pas de cette oreille et ne souscrit pas à l’idée de verser le sang. Soucieux de régler une affaire de famille dans la discrétion, il ne voit pas d’un bon œil l’intransigeance de certains qui poussent à la surenchère meurtrière. De même, il se méfie des appétits des Etats voisins et leur désir de mettre son pays sous tutelle. Cette divergence de vue vire au quasi divorce, l’émir Khalifa décidant au cours de l’année de quitter Abou Dhabi où il s’était réfugié pour retourner en Europe.

Quant aux mutins, des divisions apparaissent en leur sein. Peu entrainés et disposant de peu de ressources à l’intérieur du Qatar, ils décident quand même de passer à l’acte mais de façon détournée. Loin des sept cibles initialement visées, il s’agit désormais de pointer un lieu pour envoyer un signal au nouveau pouvoir. Après divers échanges, leur choix se porte sur l’immeuble « du bureau des passeports », emplacement indiquant le service de l’immigration et qui, comme son nom l’indique, gère un flux quotidien de nombreux civils. Mais soucieux de faire parvenir avant tout leur revendication et sentant le vent tourner, les commanditaires ne font pas actionner leur détonateur et se contentent de mettre au courant les autorités à Doha en divulguant leur plan via un communiqué envoyé à l’agence Reuters.

L’arroseur arrosé

Après l’échec de cette dernière entreprise et conscients que le règne de cheikh Hamad est non seulement bien établi à l’intérieur mais qu’il est solidement soutenu par les grandes puissances à l’extérieur, les Etats voisins se rendent à l’évidence et finissent par reconnaître le nouveau régime. Dès le début de l’année 1998, des pourparlers sont entrepris entre Doha et ses voisins dans le but de faire revenir les mutins exilés à la maison. Un à un, les conjurés sont alors remis aux autorités qataries, les services saoudiens faisant même du zèle pour traquer ceux qu’ils avaient pourtant gracieusement hébergés quelques années auparavant. Quant au cerveau de la conspiration, le cheikh Hamed ben Jassem ben Hamad al-Thani, il est finalement intercepté par un commando qatari qui le capture au Liban avant de le rapatrier à Doha à bord d’un avion affrété par… une société privée saoudienne.

Après un procès en partie retransmis à la télévision, de nombreux hommes sont condamnés à mort. Mais engagé dans une offensive de charme à destination des opinions occidentales, le gouvernement n’en mettra que très peu à exécution, la plupart voyant leur peine commuer en réclusion à perpétuité avant d’être progressivement graciés. On peut même faire dater à octobre 2010 la date de fin de la longue brouille intra-Golfe issue de la tentative de putsch.

Ce jour là en effet, le prince Mit’ab ben Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud, fils du monarque saoudien, débarque à Doha dans l’optique de revenir avec la vingtaine de Saoudiens impliqués dans la malheureuse aventure et pour lesquels de lourdes peines avaient été requises. Voulant tourner la page d’un épisode noir et guidé par l’intérêt de rétablir des relations pleines et entières avec le puissant voisin, cheikh Hamad accepte, ce qui permet au prince Mit’ab de revenir au bercail auréolé du statut du sauveur.

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Comme un air de déjà vu

De très nombreux internautes ont réagi à la diffusion du documentaire qui a bénéficié d’un écho retentissant. Très attendu du fait d’une intense campagne de promotion qui l’annonçait, le programme a été suivi en direct par près de 14 millions d’internautes sur les comptes de la chaîne al-Jazeera sur les réseaux sociaux. Le premier épisode culmine déjà à près de trois millions de vues sur la plateforme Youtube et le deuxième bénéficie d’un démarrage presque équivalent au précédent.

Mais ce qui ressort comme conclusion pour beaucoup d’éditorialistes et de personnages influents sur Twitter est que l’histoire se répète. Comme l’affirme Jaber al-Harami, directeur de la rédaction du journal al-Sharq au Qatar, les responsables de la tentative du coup de force sont exactement les mêmes que ceux qui ont cherché, plus de vingt ans plus tard, à commettre le même forfait en imposant un strict blocus destiné à faire tomber le régime et mettre le pays sous tutelle. Avec de tels commentaires, pas sûr que l’heure soit à l’apaisement entre des frères ennemis dont la crise ouverte il y a près d’un – la pire que le CCG ait connu depuis sa naissance en 1981 – n’est peut-être qu’à ses débuts.

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