"Les positions de la communauté internationale [sur l'Égypte] ont pris une étrange direction", s'est ainsi étonné lundi le chef de la diplomatie saoudienne, le prince Saoud al-Fayçal, qui s'est même montré menaçant : "Nous n'allons pas oublier ces positions hostiles aux nations arabes et islamiques si elles sont maintenues", a-t-il ainsi prévenu. Tandis que l'Union européenne discutait au même moment de la possibilité de suspendre l'aide financière de 5 milliards d'euros qu'elle a promise à l'Égypte en 2012, le ministre saoudien a assuré que les pays arabes étaient prêts à compenser toute sanction occidentale.
Riyad au secours de l'armée
Déjà, au lendemain de la destitution du président islamiste Mohamed Morsi, le 3 juillet dernier, les monarchies du Golfe avaient annoncé le versement au nouvel exécutif égyptien de 12 milliards de dollars, dont 5 milliards pour l'Arabie saoudite, 4 pour le Koweït et 3 pour les Émirats arabes unis. Un geste d'autant plus vital pour Le Caire que, contrairement à l'aide occidentale versée par le biais de livraisons de matériel militaire ou d'aide aux ONG, les pétrodollars du Golfe vont directement alimenter les réserves vides de la banque centrale égyptienne.
Vendredi, le roi Abdallah a amplement justifié son soutien au Caire au nom de la "lutte contre le terrorisme, l'extrémisme et la sédition", autrement dit les Frères musulmans. Une prise de position rare pour un pays à la diplomatie habituellement plus feutrée. Grands partenaires de l'Égypte sous l'ancien régime au nom de l'axe sunnite pro-américain Riyad-Le Caire, les Saoudiens n'ont pas digéré le renversement de leur "ami Moubarak" à la suite de la révolution du 25 janvier.
Washington ami des Frères
"La chute du raïs a constitué un véritable traumatisme en Arabie saoudite, car les États-Unis ont lâché Moubarak pour se rapprocher par la suite des Frères musulmans", note le politologue et consultant Karim Sader (1), spécialiste des monarchies du Golfe. Guidés par leur pragmatisme politique, les Américains se sont rapidement accommodés du pouvoir frériste, d'autant plus que les islamistes étaient ultra-libéraux au niveau économique et qu'ils garantissaient la sécurité d'Israël. Un véritable camouflet pour Riyad qui cultive une aversion historique pour la confrérie islamiste.
"Les Frères musulmans constituant un mouvement islamiste jugé déstabilisateur par son potentiel révolutionnaire, ils étaient capables à terme de contester la logique dynastique dans les pays du Golfe", explique au Point.fr David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique (Ifas). Peuplée de 28 millions d'habitants, l'Arabie saoudite, une monarchie islamiste absolue fondée officiellement en 1932 et dirigée depuis par la dynastie Saoud, n'a pas été épargnée par les soubresauts du Printemps arabe.
Crainte de contagion
L'est du pays, riche en pétrole, a été le théâtre en 2011 de manifestations des chiites, population minoritaire dans le pays (10 %), exigeant la fin des discriminations à leur encontre. Mais elles ont été étouffées par une vaste répression policière qui a fait neuf morts. L'arrestation, en juillet 2012, d'un dignitaire chiite prônant la scission des région chiites pétrolifères de Qatif et d'Al-Hassa a toutefois relancé la contestation. Quant aux 90 % de sunnites qui peuplent le royaume, ils sont majoritairement jeunes, politisés et ne bénéficient que trop peu du reversement de la manne pétrolière. "Tous les ingrédients d'un Printemps sont réunis en Arabie saoudite", souligne le politologue Karim Sader.
Voilà pourquoi l'intervention de l'armée égyptienne, sous couvert d'une révolution populaire, a été accueillie à bras ouverts par Riyad. Premier pays à féliciter le nouveau président égyptien de transition, Adly Mansour, l'Arabie saoudite a rapidement usé du même vocabulaire belliqueux que l'armée à l'encontre des manifestants islamistes. Le prince Saoud al-Fayçal les accuse notamment d'"avoir incendié des bâtiments publics, amassé des armes et utilisé des femmes et des enfants comme boucliers humains dans une tentative de gagner les faveurs de l'opinion publique". Il est vrai que le nouvel homme fort du pays, le général Abdel Fattah al-Sissi, est un ancien attaché militaire égyptien en Arabie saoudite.
Embarras du Qatar
L'élimination politique des Frères musulmans a été saluée par l'ensemble des pétromonarchies du Golfe, à l'exception notable du Qatar, qui a accueilli les événements avec circonspection. C'est que l'émirat n'a pas ménagé ses efforts pour soutenir les islamistes "modérés" arrivés au pouvoir au lendemain du Printemps arabe. "Outre la connivence idéologique entre cette formation et une partie l'appareil d'État du Qatar, les Frères musulmans présentaient l'avantage d'avoir la légitimité des urnes", explique Nabil Ennasri (3), doctorant spécialiste du Qatar à l'université d'Aix-en-Provence. "Doha avait compris que ce mouvement devenait l'épicentre de la vie politique de beaucoup de pays arabes et qu'il valait donc mieux jeter les bases d'une coordination mutuellement profitable."
Très vite, Doha a gratifié les Frères d'une aide de 7 milliards de dollars. Car, contrairement au royaume wahhabite, le conservateur émirat gazier, avec ses 220 000 nationaux totalement dépolitisés, ne risquait pas d'être à son tour contaminé par la vague révolutionnaire frériste. S'il n'est pas allé jusqu'à dénoncer un "coup d'État" à la destitution de Morsi, Doha a en revanche condamné l'"usage excessif de la force" contre les partisans islamistes aux abords de la mosquée Rabaa al-Adaweya, qui a fait il y a une semaine au moins 578 morts et plus de 3 500 blessés.
Erdogan seul au monde
"Le Qatar se retrouve dans une position délicate, car il ne peut abandonner les Frères, sur lesquels il a engagé de l'argent, mais il n'a pas les moyens de s'opposer à l'Arabie saoudite", souligne le politologue Karim Sader. "L'émirat rompt ainsi avec sa diplomatie agressive et retrouve sa position passée de médiateur, sous l'impulsion du nouvel émir Tamim ben Hamad al-Thani". Avec la chute du pouvoir islamiste, l'Arabie saoudite tient en tout cas sa revanche sur son rival qatari. "En brisant la transition des Frères, les pétromonarchies ont converti la dynamique révolutionnaire du Printemps arabe sous forme de logique contre-révolutionnaire", estime le chercheur David Rigoulet-Roze. Le seul pays sunnite à avoir osé tenir tête à Riyad n'est pas arabe, c'est la Turquie.
Depuis l'éviction de la confrérie islamiste dont est issu son parti, Recep Tayyip Erdogan n'a de cesse de fustiger l'inaction internationale face au "massacre" en Égypte, quitte à provoquer une crise de leadership au sein du monde sunnite. Dimanche, le président turc est allé jusqu'à affirmer qu'il n'y avait "aucune différence" entre le chef de l'armée Abdel Fattah al-Sissi et Bachar el-Assad.
(1) Karim Sader, contributeur du dernier numéro de la revueConfluences MéditerranéeintituléQatar : jusqu'où ?(éditions l'Harmattan).
(2) David Rigoulet-Roze, auteur deGéopolitique de l'Arabie saoudite(éditions Armand Colin) et deL'Iran pluriel(éditions L'Harmattan).
(3) Nabil Ennasri, auteur deL'énigme du Qatar(éditions Iris).
source : lepoint