Premier pays musulman à reconnaître Israël en 1949, la Turquie a décidé de normaliser ses relations avec l’Etat hébreu qui étaient au point mort depuis six ans. Celles-ci avaient drastiquement été revues à la baisse, avec le retrait des ambassadeurs et le gel de la coopération militaire, après l’attaque illégale menée par un commando israélien contre le Mavi Marmara le 31 mai 2010. Ce navire affrété par IHH, ONG humanitaire turque, avait fait l’objet d’un assaut en pleine mer au cours d’une opération humanitaire baptisée "Flottille de la liberté". Comptant 700 personnes venues du monde entier, l’initiative visait à briser le blocus imposé par Israël à la bande de Gaza depuis 2006 suite à la victoire du Hamas lors des élections législatives.
Afin de détendre un lourd climat régional, Israël avait présenté ses excuses en 2013, mais les tensions étaient remontées d’un cran l'été suivant avec la nouvelle offensive meurtrière israélienne dans la bande de Gaza. Recep Tayyip Erdogan, à l’époque premier ministre, avait alors posé trois conditions à une normalisation: des excuses publiques pour l’attaque du Mavi Marmara, des indemnisations financières pour les victimes et la levée du blocus de Gaza. Dans le cadre de l’accord négocié il y a quelques jours, les deux premières ont été entièrement satisfaites. La troisième n’est que partiellement remplie car le territoire palestinien demeure enclavé. Un compromis a néanmoins été trouvé entre les deux capitales sur la façon de faire parvenir de l’aide aux Palestiniens via le port israélien d’Ashdod plutôt que de l’envoyer directement à Gaza. En échange de ces dispositions, la Turquie a confirmé qu'elle cesserait les poursuites judiciaires contre les militaires israéliens.
Soulagement et reconnaissance palestinienne
Du côté palestinien, loin de dénigrer cet accord, les principales factions ont tenu à saluer ce qu’elles considèrent comme une avancée. En amont de sa signature, le président Erdogan avait pris soin de recevoir Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas installé à Doha, pour discuter de l’aide humanitaire et des moyens d’aboutir à une entente entre les principales organisations palestiniennes pour former un gouvernement d’union nationale. Même le Jihad islamique, dont l’aversion envers toute forme de discussion avec l'État hébreu est connue, n’a pas explicitement dénoncé le geste d’Ankara. Disant "refuser que toute partie arabe ou musulmane s'engage dans la normalisation avec l'ennemi sioniste", l’organisation a tout de même salué "tout effort arabe ou musulman visant à alléger les souffrances du peuple palestinien". En déplacement au Qatar ces derniers jours où il a rendu visite au Cheikh Youssef al-Qaradawi considéré comme l'un des oulémas les plus engagés pour la cause palestinienne et l'un des plus proches du régime turc, Ramadan Shallah (secrétaire général du Jihad islamique) n'a pas non plus fustigé l'accord. De son côté, même le Fatah, par la voix de l'un de ses dirigeants, a exprimé son approbation à pareil rapprochement.
Car il est clair que la situation dans la bande de Gaza va désormais s'améliorer. Parmi les promesses turques mentionnées dans l’accord, se trouvent notamment un vaste projet immobilier visant à construire des centaines de logements, l’accélération de la construction d’une zone industrielle ainsi que l’achèvement de la construction d’un hôpital d’une capacité d'accueil de 200 personnes. De plus, des travaux pour subvenir aux besoins en eau et en électricité à Gaza seront rapidement effectués comme l’a annoncé le chef du gouvernement, Binali Yildirim. Pressé de voir la concrétisation des termes de l’accord, Recep Erdogan a déclaré que Gaza recevra l'aide humanitaire avant la fête de l'Aïd précisant que "14 000 tonnes de produits alimentaires, de vêtements et de chaussures embarqueront à partir du pont de Mersin [sud de la Turquie]". De son côté, Le chef du gouvernement israélien, Benjamin Netanyahu, a affirmé lors d'une conférence de presse que l'accord aura un impact positif sur l'économie de son pays, le qualifiant d’"étape importante vers la normalisation des relations, qui aura d’immenses retombées positives pour l'économie israélienne". Il a affirmé que son gouvernement "permettra à la Turquie de fournir une aide à la Bande de Gaza via le port israélien d'Ashdod".
L’avancée par la diplomatie
Cette reconnaissance a fait couler beaucoup d’encre, certains la qualifiant comme une forme de rebuffade voire de traîtrise de la part du gouvernement d’Ankara. En réalité, il n’en est rien. Comme mentionné précédemment, les Palestiniens eux-mêmes se félicitent de cet aboutissement qui assurera une amélioration de leur condition. Il est aussi utile de rappeler que la Turquie a, depuis l’arrivée du pouvoir de l’AKP en 2002, constamment soutenu le peuple palestinien dans sa lutte. Toutes les factions palestiniennes ont ces dernières années tenu à exprimer leur reconnaissance envers la politique régionale d’Ankara. A l’issue de l’effroyable campagne meurtrière de l’été 2014, Abou Obeyda, chef de la branche militaire du Hamas, avait tenu un discours au nom de toutes les factions palestiniennes devant des milliers de personnes. Il avait alors remercié trois pays pour leur soutien à la cause nationale : la Turquie, l’Iran et le Qatar. Signe de cette considération, Khaled Meshaal, patron du Hamas, est régulièrement reçu par le président turc afin d’envisager la meilleure collaboration entre les deux parties. La société civile turque n’est pas en reste, chaque année, des dizaines d’opérations de solidarité sont menées à travers tout le pays. Il y a quelques semaines, un festival "Merci Turquie" avait ainsi été organisé à Istanbul par des oulémas palestiniens et intellectuels arabes précisément dans le but de remercier le pays pour son appui au peuple palestinien et plus largement aux causes arabes.
Certains en France, se sont offusqués de cet accord arguant qu’il démontre le véritable visage fait de duplicité du chef de l’Etat turc. Il est intéressant de noter l’origine idéologique de ces détracteurs. Sans parler des milieux d’extrême-droite ou laïcards qui ne supportent pas la politique d’un parti islamo-conservateur, ces derniers sont souvent proches de l’Iran ou du clan de Bashar al-Assad. Preuve de leur contradiction, ces derniers sont restés étrangement silencieux quand il s’agissait de dénoncer les liens économiques entre l’Iran et Tel Aviv. On leur rappellera également que lorsque l’Iran était en guerre avec l’Irak dans les années 1980, Téhéran s’était approvisionné en armes auprès de Tsahal. Cet épisode historique résume assez bien la situation actuelle. Lorsqu’un Etat est pris dans des contraintes insurmontables, il fait fi d’un certain nombre de principes idéologiques pour faire de la "Real Politik". En l’espèce, Ankara n’a pas "vendu son âme". La Turquie est juste soumise à un faisceau d’enjeux aussi considérables les uns que les autres et elle a souhaité se soulager d’une équation régionale particulièrement tendue. Cible d’un nombre impressionnant d’acteurs extérieurs et intérieurs (du terrorisme du PKK à la haine que lui voue l’Etat islamique sans oublier l’hostilité viscérale du régime de Damas et l’animosité de la Russie sans même parler du double jeu de certains pays européens), Erdogan a sans nul doute privilégié la voie de la détente sur l’un de ses nombreux fronts pour envisager les autres défis plus sereinement. Le dernier terrible attentat d’hier soir à l’aéroport d’Istanbul (le dix huitième en un an) est venu démontrer combien le pays est sur la sellette. Face à des ennemis déterminés à faire couler le pays, il est indéniable qu’il nous faut soutenir un peuple et ses dirigeants qui, en plus d’avoir fait de la Turquie une puissance mondiale, ont constamment soutenu les droits des peuples de la région à disposer d’eux mêmes. Un chiffre résume assez bien cette situation : avec près de trois millions de déplacés syriens sur son sol, la Turquie est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés au cours de ces trois dernières années.