Un coup de force avorté mais minutieusement préparé
Le projet des conspirateurs avait visiblement été bien préparé en amont. Après avoir pris possession des ponts et centres névralgiques des principales villes du pays, ils avaient donné ordre à la population de rester cloîtrée chez elle. Il n’en fut rien : appelant la population à descendre dans les rues lors d'une intervention télévisée qu’il donna via un téléphone portable, le président légitime de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, semblait tout autant déterminé à préserver la légalité constitutionnelle et l’État de droit.
Très vite, des milliers, puis des dizaines de milliers de citoyens prenaient le contrôle de la rue et allaient jusqu’à se poster en face des chars de l’armée, certains se mettant à même le sol pour empêcher le déplacement des tanks. Constatant la volonté populaire de rester fidèle au régime, de nombreux soldats pactisaient avec la foule tandis que d'autres (notamment au sein de l'armée de l'air) restaient liés à la tentative de putsch et n'hésitaient pas à tirer sur la foule. De toute la Turquie, les mosquées résonnaient d’appels pour faire front derrière le gouvernement et en l’espace de quelques heures, le scénario d’un putsch à l’égyptienne, tant redouté, cédait la place à un véritable fiasco. Au cours de la soirée, certains des initiateurs de la conspiration étaient maîtrisés par les forces spéciales et leur arrestation faisait l'objet de vidéos retransmises en direct sur les réseaux sociaux. Même s’il n’y a pas eu de bain de sang, l'opération s’est tout de même soldée par la mort d’au moins 161 personnes. Près de 3 000 soldats ont été arrêtés et le président Erdogan a annoncé le jugement rapide et sévère de tous ceux qui ont osé comploter contre la stabilité du pays.
Une réaction de la communauté internationale en demie teinte
Sur le plan international, il est intéressant de noter quelles ont été les réactions des différents États. Du monde arabe, les deux premiers pays à avoir très vite condamné le coup d’État et maintenu leur reconnaissance du gouvernement furent le Qatar et le Maroc. Engagé dans un partenariat stratégique profond avec la Turquie, la posture du Qatar n’est guère surprenante. Depuis quelques années, les relations bilatérales se sont considérablement renforcées, la Turquie établissant même au Qatar une base militaire permanente, ce qui est une première pour le pays depuis la fin de l’Empire ottoman. De même, les deux pays partagent les mêmes vues sur les grands dossiers régionaux, qu’il s’agisse de la dénonciation du coup d’État en Egypte, du soutien au soulèvement syrien ou de l'aide à apporter aux factions palestiniennes. Quant au Maroc, cette posture s’explique par une volonté de se rapprocher des régimes légitimes bénéficiant d’un soutien populaire au Moyen-Orient. Après avoir fortement critiqué le régime militaire égyptien ces derniers temps, la monarchie chérifienne semble opter pour un renforcement de ses relations avec les pôles de stabilité du monde arabe sunnite autour d’un partenariat stratégique fort avec la Turquie, l’Arabie Saoudite et les autres émirats du Golfe (en particulier le Qatar). Le récent discours du Roi, invité d’honneur du dernier Conseil de coopération du Golfe, illustrait ce souhait de se réorienter vers le monde arabe et musulman en délaissant progressivement la diagonale avec une Union européenne considérée comme un partenaire de moins en moins fiable.
Sur le plan occidental, il a fallu attendre la fin de la soirée pour entendre une première condamnation de la bouche du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland. Comme s’il fallait attendre de quel côté la situation allait pencher, des condamnations plus vives du coup de force et émanant de plusieurs capitales ont commencé à affluer à mesure que les informations faisaient état d’un retour à la normale se multipliaient. S’ensuivirent aux alentours d’une heure du matin, des appels au soutien au président légitime (et des condamnations plus ou moins vagues de la tentative de déstabilisation) de Angela Merkel, du Secrétaire général de l’Otan et de Barack Obama. Pour la France, un communiqué laconique en fin de soirée du ministère des Affaires étrangères appelait à écarter « toute violence et à respecter l’ordre démocratique ». Ce matin, Jean Marc Ayrault a eu des déclarations plus explicites en affirmant que la France « condamnait fermement cette tentative de coup d’État ». Alors qu'elles sont parfois très promptes à dénoncer les "abus" ou "dérives" de la politique de Recep Tayyip Erdogan, force est de constater que les autorités de l'Hexagone ont été cette fois-ci particulièrement lentes. Selon le journaliste Georges Malbrunot, ce retard d'une douzaine d'heures est du au fait que "Hollande déteste Erdogan".
Des médias à l'indignation sélective
Il est également utile de rappeler comment certains médias ont « couvert » la tentative de putsch au cours de la soirée. Le moment le plus troublant revenait certainement à la chaîne i-Télé qui a consacré de longs développements sur le sujet mais où les intervenants exprimaient à l’unisson leurs critiques acerbes du gouvernement Erdogan (musèlement des libertés, emprisonnement de journalistes, restriction des droits de la minorité kurde, etc.) et ce, sans avoir un mot de condamnation sur le fait qu’un pouvoir issu des urnes puisse être menacé par une tentative de coup d’État militaire. Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes ont exprimé leur incompréhension voire leur colère sur ce deux poids deux mesures de médias qui s'offusquent dans certains cas du déficit de démocratie mais se taisent quand ces mêmes principes sont foulés au pied sous d'autres latitudes.
Les leçons d'un putsch avorté
Les leçons de cet épisode qui a tenu en haleine une partie du monde est de deux ordres. À l'heure où, d'après les autorités turques, 90% de la situation est sous contrôle, la première conclusion est d'exprimer un soulagement sur le fait que pour la première fois, le peuple turc a pu déjouer une tentative de coup d'Etat militaire. Comme le rappelle l'universitaire belgo-turc Mehmet Saygin, cette situation est due à la "diversité" des forces turques qui ont opposé un net refus au nouvel ordre imposé par une faction dissidente de l'armée. Il est d'ailleurs utile de rappeler que même le parti MHP (nationaliste) s'est désolidarisé de ce coup de force alors même que ses relations avec le parti majoritaire (AKP) sont loin d'être au beau fixe. Cette solidarité en vue de défendre la légalité institutionnelle est, dans une certaine manière, due au souvenir traumatisant des coups d'État qui ont jalonné la vie politique nationale. Ces derniers se sont produits à quatre reprises dans l'histoire récente : 1960, 1971, 1980 et 1997.
Sur la scène intérieure, il faut aussi s'attendre à une forme de purge (ou "nettoyage" pour reprendre le lexique des autorités) au sein des rangs de l'armée et de la magistrature afin d'isoler définitivement celles et ceux qui furent de connivence avec les putschistes. Déjà, des centaines de personnes ont été arrêtées et on doit s'attendre à la même sévérité envers le mouvement de Fethullah Gülen. Prédicateur âgé de 75 ans, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, l'homme est accusé par les autorités d’avoir été le cerveau de la mutinerie même si l'intéressé s'en défend. À la tête d'un très influent mouvement en Turquie, fort de quelque 3 millions de fidèles et 10 millions de sympathisants, il est considéré comme l'un des principaux rivaux d'Erdogan même si les deux hommes étaient des alliés au début de la décennie 2000. La confrérie güleniste compte un imposant réseau d'écoles partout dans le monde, d'ONG financées par de riches hommes d’affaires tout en demeurant influente dans la police, l’armée et la magistrature à l'intérieur du territoire national. Accusée de mettre en place un appareil d'État rival et parallèle, elle dispose d'une présence dans les médias notamment via le journal « Zaman » mais aussi dans les milieux académiques à l’instar de la prestigieuse Katholieke Universiteit van Leuven (KUL) en Belgique où elle finance la « Fethullah Gülen Chair for Intercultural Studies ». De nombreux spécialistes qualifient l'organisation d'"opaque" avec un fonctionnement et une idéologie se situant entre le soufisme et la franc-maçonnerie. Accusé en 2013 de vouloir déstabiliser le régime, les autorités ont en mai 2016 officiellement placé le mouvement sur la liste des organisations terroristes et annoncé qu’une demande d’extradition de son fondateur a été transmise aux États-Unis. Rappelons également que selon Mehmet Saygin, F. Gülen a toujours "légitimé" les coups d'État comme ce fut le cas "en 1971, en 1980 et en 1997".
Sur un autre registre, la population turque a démontré que l'époque où des coups d'État militaires pouvant balayer la volonté populaire était révolue au Moyen-Orient. Ce qui s'est passé hier dépasse donc largement les frontières du pays car, à rebours du précédent malheureux en Égypte il y a exactement trois ans, l'expérience turque nous apprend qu'un peuple soudé autour de ses dirigeants peut venir à bout de conspirations qui sont fomentées par des forces obscures de l'intérieur et discrètement saluées par des acteurs étrangers. Le peu de condamnations internationales du putsch au départ n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'hostilité voire la haine que suscite la politique d'Erdogan dans le monde arabe. Les acteurs régionaux qui, par leur silence, ont visiblement souhaité la fin de l'expérience de l'AKP au pouvoir ressemblent à bien s'y méprendre à ceux qui s'étaient félicités du coup de force ayant destitué Mohamed Morsi en juillet 2013 : Israël, le régime de Bachar al-Assad et les Emirats arabes unis notamment. Même si Recep Tayyip Erdogan est loin d'incarner un gouvernement parfait et qu'il demeure critiquable sur bien des plans, la géopolitique du Moyen-Orient apparaît aujourd'hui de plus en plus claire entre ceux qui sont animés d'une volonté d'en découdre avec des régimes représentatifs et ceux qui restent attachés aux droits des peuples à disposer d'eux-mêmes.