Entretien avec l'économiste Younes Belfellah sur l'impact économique du blocus du Qatar

jeudi, 28 septembre 2017 20:13

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Entretien avec Younès Belfellah, économiste, chercheur et enseignant à l’Université de Lille.

1) Vous êtes un spécialiste des questions économiques relatives au monde arabe. Le récent blocus contre le Qatar a eu pour conséquences des difficultés de plusieurs natures pour Doha. Quelles sont exactement les répercussions économiques et financières pour l’émirat gazier ?

Ce blocus est sans précédent dans la région du Golfe et ses répercussions économiques négatives restent très limitées à l’exception des pertes dues à l’embargo aérien qui dure depuis plus de trois mois. Malgré cette situation malheureuse, on n’enregistre pas un impact fort sur l’économie du Qatar. Ce dernier a réussi à mettre en place une stratégie de crise fondée sur une diplomatie proactive et efficace doublée de mesures économiques vouées à freiner les effets du blocus.

Ce faisant, Doha est parvenue à transformer cette crise en une opportunité de développement pour un pays qui franchit des pas importants sur la scène politique mondiale. Il s’agit par exemple de mesures de soutien qui portent notamment sur la dévaluation de la monnaie pour stopper l’inflation et la régulation du taux d’intérêt directeur par la Banque centrale pour rassurer les investisseurs. Sur ce sujet, il faut rappeler que le Qatar accueille des investissements directs étrangers de l’ordre de 144 milliards de dollars.

On peut donc affirmer que le Qatar n’a pas été fortement pénalisé par cette nouvelle configuration puisque le montant de ses échanges commerciaux avec les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) ne dépasse pas 9 milliards de dollars, ce qui reste relativement limité par rapport à l'ensemble du volume de son commerce extérieur. J'ajoute que le CCG a montré ses limites car il n’a pas été en mesure de résoudre une crise qui présage d’un effondrement du seul projet d’intégration économique stable dans le monde arabe.

Pour continuer à vous répondre, il faut ajouter d’autres mesures d’accompagnement adoptées dernièrement par le gouvernement du Qatar. On peut mentionner  l’annonce d’une augmentation de la production de gaz par Qatargas qui vise à doper sa production de 30% à moyen-terme, le fait que Qatar Airways ait  fait part de son intention d'acquérir environ 10% du capital d’American Airlines ou l’entrée de trois entreprises étrangères à la bourse de Doha ces dernières semaines. L’exemption de visa pour les ressortissants de 80 pays pour promouvoir le tourisme ainsi que les facilités administratives octroyées aux résidants à travers la carte de séjour permanente facilitant l’emploi, le logement et l’investissement rentrent aussi dans ce cadre.

2) On parle souvent du fonds d'investissement du Qatar qui serait pourvu de 300 milliards de dollars. Pourriez-vous confirmer ces chiffres ? De même est-ce que ce fonds souverain est l'unique levier en termes de réserve financière pour l’émirat ?

Le Qatar Investment Authority est un fonds souverain de 335 milliards de dollars qui détient des participations financières dans des entreprises multinationales appartenant à différents secteurs d’activité telles Total, AccorHotels, European Aeronautic Defence and Space Company (EADS), Volkswagen, Veolia, Harrods, Barclays, London Stock Exchange Group, etc. Ce fonds souverain est un pilier crucial de l’économie du Qatar. Celle-ci qui vise en effet la diversification des activités à l’horizon 2030 essaie de limiter sa dépendance à la rente pétro-gazière. Elle dispose d’un secteur financier fort symbolisé par le dynamisme de sa bourse des valeurs. De plus, les banques assurent au Qatar un bon niveau de solvabilité et de liquidité sans oublier que les réserves de change avoisinent 43,6 milliards de dollars.

3) Pensez-vous que l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis sont véritablement en mesure de prolonger l'embargo ?

Les Émirats arabes unis et principalement l’émirat de Dubaï perdent beaucoup du fait du blocus. Pour preuve, la chaine de production de plusieurs entreprises a été arrêtée, d’autres secteurs rencontrent des difficultés pour tenir leurs engagements. Par exemple, le groupe Al Khaleej Sugar a perdu une importante niche de consommateurs, la société Drake & Scull a perdu 10% de sa part de marché et d’autres entreprises comme Arabtec Holding, Damac Properties et DXB Entertainments peinent à développer leur stratégie et projets d’expansion dans l’immobilier et le divertissement. Dans le secteur de la finance, des banques comme First Abu Dhabi Bank et Emirates NBD souffrent de retards de financement et de l’image négative de la crise qui impacte la crédibilité de ces établissements et la confiance des investisseurs. La banque Standard Chartered a publié un rapport indiquant que les sociétés financières de Dubaï enregistrent des baisses dans leurs transactions et elles sont désormais obligées de travailler à travers leurs filiales à Londres et à New York. Le rapport précise aussi les pertes dans les relations avec la clientèle, les baisses d’envois de fonds et de dépôts en raison du blocus. Globalement, le fait d’avoir perdu le marché qatari influence l’attractivité économique de Dubaï en tant qu’hub financier mondial, lequel héberge 400 sociétés financières et 14 des principales banques mondiales.

4) Est-ce que les fondamentaux macroéconomiques du Qatar lui permettent d'envisager de résister pendant une longue période ?

La résistance du Qatar peut être expliquée par la capacité de son économie à dynamiser ses activités par le biais de facteurs structurels et d’autres conjoncturels. Au niveau structurel, l’économie qatarie a réalisé une croissance pérenne et soutenue qui avoisine les 4% annuellement et elle stabilise certains indicateurs macroéconomiques comme pour le taux d’intérêt et le taux de change. Signe de cette solidité, le taux de chômage reste parmi les plus faibles au monde avec un niveau de 0,8% seulement. 

En termes de PIB/habitant, le Qatar est devenu le pays le plus riche de la planète en parité de pouvoir d’achat (en 2015, 132 870 USD en parité de pouvoir d’achat, 68 940 USD courants, en 2016, 129 726 USD en parité de pouvoir d’achat, 60 732 USD courants). Doha réalise des avancées considérables dans sa vision de développement baptisée Qatar National Vision 2030 qui reflète un programme d’activités très ambitieux visant à rapprocher le pays du Top 20 des économies les plus fortes du monde. Au niveau conjoncturel, toutes les décisions prises en termes de dévaluation de la monnaie, de régulation du taux d’intérêt directeur ainsi que les différentes mesures d’attractivité ont été soutenues par des incitations fiscales de grande envergure.

Pour l’Arabie Saoudite par contre, les marchés financiers ont perdu plus de 20 milliards de dollars depuis le début de la crise, tandis que le Qatar a gagné 5,6 milliards de dollars sur la même période. En ayant perdu le marché qatari au profit des Turcs et des Iraniens, certains milieux d’affaires saoudiens expriment en off leur mécontentement d’une politique qui ne sert pas les intérêts du royaume.

Pour être plus précis, les pertes des entreprises saoudiennes se sont concentrées dans deux domaines importants ; le premier concerne les investissements et les partenariats au Qatar dont le montant s’élève à 1,23 milliard SR avec une présence de 315 entreprises saoudiennes. De même, la baisse continue des réserves de change pour la troisième année consécutive ne fait que plomber une économie saoudienne déjà mal en point depuis le contre-choc pétrolier initié à l’été 2014. En conséquence, il semble que l'introduction en bourse de la société pétrolière Aramco à travers la vente de 5% des parts du capital dans les marchés financiers internationaux sera affectée par cette crise qui a miné la crédibilité et la transparence de la décision économique et d'investissement du royaume.

5) On dit souvent que l'Arabie Saoudite est un colosse aux pieds d'argile et que le prix du pétrole bas va beaucoup peser sur l'équilibre budgétaire des finances de l'État. Quels scénarios sont les plus plausibles à court terme pour le géant saoudien

Les problèmes économiques en Arabie Saoudite sont exacerbés, surtout après l'adoption de la Vision 2030, qui prévoit la transition vers l'ère post-pétrole avec une recette inapplicable dans un pays qui a ses particularités religieuses, culturelles, politiques et administratives. La vision prévoit notamment la privatisation partielle du groupe Aramco et le contrôle des budgets de l'État en réduisant l'emploi dans le secteur public et en diminuant les salaires, le tout dans un contexte d’une augmentation constante du taux de chômage. Elle stipule également à investir dans des secteurs économiques comme le tourisme dans un pays où la structure juridique et culturelle n’est pas compatible à ce genre d’activités. Un des axes les plus importants de cette vision réside dans la constitution d’un fonds souverain d’investissement de deux trillions de dollars pour réaliser des investissements à l’étranger dans un pays qui, à l’inverse, nécessite des investissements internes massifs pour créer de l’emploi et booster la croissance. En ce sens, Riyad rencontre des difficultés pour séduire les investisseurs et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le pays ne se positionne qu’à la 94ème place dans le classement du climat d’affaire « Dcorrige stpoing Business » publié par la Banque mondiale. En plus des paramètres stipulés plus haut, les raisons de ce décrochage sont à trouver dans la lourdeur administrative de l’appareil d’État et du niveau de corruption élevé. Sur ce dernier point, le royaume est classé en 64ème position dans le classement de Transparency qui mesure l’application des règles de bonne gouvernance en matière d’édition des comptes, la primauté de la loi et la transparence vis-à-vis des parties prenantes.

6) Finalement, quel est le pays qui a le plus à perdre du blocus ?

Dans ce genre de crise, tout le monde est perdant. Néanmoins, la perte des pays du blocus est certainement plus importante. Ce conflit va avoir un impact significatif dans le moyen et le long terme sur leurs structures économiques et leurs plans de développement. Au delà, je crois que le grand perdant est le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) qui a déclaré faillite durant ce blocus et souffre désormais de lourds handicaps politiques, diplomatiques et économiques.

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