Entretien avec Olivier Da Lage sur les tensions actuelles dans la région du Golfe

mercredi, 08 novembre 2017 10:02

maxresdefaultOlivier Da Lage est journaliste et rédacteur en chef à RFI. C'est aussi l'un des meilleurs spécialistes de la région du Golfe. En plus d'avoir séjourné dans cette contrée, il lui a consacré plusieurs ouvrages comme "Ces trente ans qui ébranlèrent le Golfe persique" (Éditions du Cygne, 2011) ou "Géopolitique de l'Arabie Saoudite" (Complexe, 2006). Pour bien saisir les enjeux qui traversent cette région en mouvement, nous vous conseillons de le suivre sur son compte Twitter : @odalage.

1) Quelle interprétation donnez-vous à la purge à laquelle nous assistons en Arabie Saoudite?

A l’évidence, on a assisté samedi à l’avant-dernier acte de la conquête du trône saoudien par Mohammed ben Salman (MBS). Ce jeune prince de 32 ans, fils aîné de la troisième épouse du roi Salman, était pratiquement inconnu jusqu’à la mort du roi Abdallah lorsqu’il n’était "que" le chef de cabinet de son père, gouverneur de Riyadh, puis vice-prince héritier, puis prince héritier. Une fonction cruciale puisque c’est MBS qui décidait qui pouvait voir son père, et quand.

Aucun observateur n’avait mesuré son ambition, ni sa détermination. Il ne figurait même pas dans la liste des prétendants au trône. Pour accéder à l’avant-dernière marche qu’il occupe actuellement (prince héritier), il lui a fallu écarter successivement le prince Muqrin (le plus jeune des fils d’Abdelaziz, le fondateur du royaume) puis le prince Mohammed ben Nayef, homme à poigne s’il en est puisqu’il est l’artisan de la lutte contre al-Qaïda qui a plusieurs fois tenté de l’assassiner. Car ce que l’on a peut-être le plus sous-estimé, c’est le soutien sans faille que lui apporte le roi Salman depuis trois ans dans ce projet qui vise à lui remettre le trône saoudien.

Ce qui frappe dans cette dernière purge, c’est tout à la fois son audace et son ampleur. Certains ont parlé de « nuit des longs couteaux ». L’analogie est excessive en ce sens qu’il n’y a pas eu mort d’homme, mais politiquement pertinente, car sous couvert de lutte contre la corruption, des dizaines de personnages de premier plan qui pouvaient représenter un obstacle ou une menace pour les projets du prince héritier ont été mis hors d’état de contrecarrer ses ambitions. On y trouve pêle-mêle des proches de l’ancien roi Abdallah dont son fils Mitaab, chef de la Garde nationale, une armée tribale fondée par Abdallah pour protéger le régime et qui, le moment venu, aurait pu s’opposer à ses plans, des hommes d’affaires dont l’emblématique et indépendant prince al-Walid ben Talal, et des propriétaires de médias. C’est absolument sans précédent dans l’histoire du royaume.

2) D'après vous, pensez vous que le prince héritier poursuivra ce tour de vis sécuritaire vers d'autres milieux? Peut-on également dire que la voie est désormais dégagée afin qu'il accède au trône du vivant de son père? Ce dernier schéma est-il dans les plans du roi Salman?

Ce qui est clair, c’est qu’il ne laisse aucun espace à l’opposition, qu’elle émane des milieux religieux conservateurs ou réformistes, visés par une vague d’arrestations en septembre dernier, des médias (il faut lire ce qu’écrit le journaliste Jamal Khashoggi, très proche de l’ancien roi Abdallah, qui compare l’Arabie d’aujourd’hui à la Russie de Poutine), et désormais des milieux d’affaires, des technocrates ayant servi les rois précédents et même les principaux princes n’appartenant pas à sa lignée. La répression va très certainement se poursuivre, mais son champ est déjà si vaste qu’on a peine à imaginer comment il pourrait l’élargir davantage.

En ce qui concerne la succession, il est tentant de penser qu’elle puisse avoir lieu du vivant de son père pour au moins une raison : assurer une transition pacifique. C’est ce qui s’est produit au Qatar en 2013 lorsque Cheikh Hamad s’est effacé au profit de son fils Tamim, protégeant ses premiers pas au pouvoir de mises en causes qui auraient pu avoir lieu, notamment de la part de l’ancien Premier ministre Hamad ben Jassim. Pareillement, mais davantage encore, MBS, qui s’est fait tant d’ennemis au sein de la Maison des Saoud, manque aux yeux de beaucoup de princes de la légitimité qui justifierait leur allégeance, ce qui pourrait précipiter une crise de régime d’une ampleur inimaginable. Alors que Salman jouit incontestablement de cette aura, de cette légitimité et toute la famille lui a déjà juré allégeance. S’il demande solennellement au Conseil d’allégeance, créé en 2006 par le roi Abdallah et qui rassemble les 35 lignées officielles de la Maison des Saoud, de reconnaître formellement Mohammed ben Salman comme leur nouveau souverain, il leur sera beaucoup plus difficile de s’y opposer que si la succession intervenait après le décès de Salman.

3) S'agissant du blocus contre le Qatar, pensez-vous qu'on se dirige vers un pourrissement de la situation avec un embargo qui s'inscrirait dans la longue durée?

Tout semble l’indiquer, chacun campant sur ses positions. Mais dans cette région, un retournement spectaculaire n’est jamais à exclure. L’aggravation de la situation régionale pourrait amener le front anti-Qatar à faire preuve de « magnanimité » en se contentant de gestes symboliques du Qatar qui seraient présentés comme le résultat de la médiation koweïtienne. En coulisse, des pays comme les Etats-Unis (le Département d’Etat, pas la Maison-Blanche) et la France y travaillent discrètement.

4) Des rumeurs courent comme quoi le Koweit ou Oman serait désormais dans le viseur du Quartet. Quel crédit donnez-vous à ces supputations? Le Quartet peut-il envisager d'exclure le Qatar du CCG comme l'ont suggéré les autorités du Bahrein récemment?

Oman est de toute façon dans le collimateur de l’Arabie Saoudite pour avoir hébergé les négociations secrètes entre l’Iran et les Etats-Unis en 2013-2014 sans en avertir Riyadh. Le Quartet n’a évidemment pas le pouvoir d’exclure qui que ce soit, ne serait-ce que parce que l’Egypte ne fait pas partie du CCG. Mais les propos du ministre bahreïni des Affaires étrangères omettent un aspect essentiel : Oman et le Koweït, qui se sont dans le passé récent vigoureusement opposés au projet saoudo-bahreïni d’Union du Golfe, qui aurait pris la place du CCG, ne permettront pas l’exclusion du Qatar, quelle que soit l’irritation qu’ils peuvent parfois ressentir vis-à-vis de celui-ci. Ce serait donc, plus de trente-cinq ans après sa création au sommet d’Abou Dhabi en 1981, la fin du Conseil de coopération du Golfe. Dans le contexte des tensions régionales opposant (à divers degrés) les monarchies du Golfe à l’Iran, cela représenterait pour elles un affaiblissement considérable.

5) Quel est d'après vous l'intérêt pour les Emirats arabes unis de suivre une politique maximaliste en ce qui relève des révoltes arabes?

Les Émirats arabes unis sont depuis au moins 2010, c’est-à-dire avant même les « printemps arabes », en pointe dans la lutte contre l’islam politique et toute opposition aux régimes en place. La vision de la nouvelle génération au pouvoir à Dubaï et Abou Dhabi, est celle d’un État efficace et dépolitisé dans laquelle les familles régnantes et des technocrates dirigent harmonieusement leur économie dans l’intérêt du pays. Il n’y a donc aucune place pour la contestation, et encore moins pour une opposition organisée comme les Frères musulmans. Cette efficacité passe par une coordination sans complexe avec les Etats-Unis et, s’il le faut, avec Israël, et puisque la « politique dépolitisée » qui est menée ne s’encombre pas d’idéologie, les solidarités passées, notamment avec les Palestiniens, ne sont plus de mise. Mohammed ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, qui semble avoir une grande influence sur MBS, a apparemment converti les dirigeants saoudiens à ses vues et son projet Vision 2030, confectionné par des cabinets de consultants anglo-saxons, ressemble beaucoup dans sa démarche aux projets de développement clé en main livrés par ces mêmes cabinets de consultants depuis dix ans aux Émirats arabes unis.

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