C’est pourquoi quand, après la signature de l’accord nucléaire à Vienne le 14 juillet 2015, l’Arabie l’a approuvé publiquement, c’était du bout des lèvres et chacun comprenait qu’il n’en était rien, mais que Riyadh ne se sentait pas suffisamment fort pour s’opposer ouvertement à l’Amérique. Cela allait changer dans les mois à venir. Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, pour sa part, n’a jamais caché son hostilité à cet accord et au président Obama. Il est même jusqu’à se faire inviter en mars 2015 au Congrès des États-Unis (sans même en prévenir l’administration Obama) pour adjurer les parlementaires américains de s’opposer à ce texte qui n’était pas encore signé, mais en vain. Cela n’a en rien atténué son opposition.
Le troisième acteur, bien que beaucoup plus discret, est pourtant essentiel car il est le lien entre les deux autres : les Émirats arabes unis et, en particulier, le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammed ben Zayed (MbZ). L’ambassadeur émirien à Washington est la clé de voûte de cette stratégie. Dans les mois qui suivent, des rencontres ont lieu entre lui et des responsables israéliens. Ils se découvrent des ennemis communs : l’Iran, et à un moindre degré, l’administration Obama qui est de toute façon finissante.
MbZ enrôle dans l’opération l’énergique prince héritier saoudien Mohammed ben Salman (MbS). Les trois hommes décident de tout miser sur la candidature de Donald Trump, qui n’est alors pas encore le candidat Choisi par le Parti républicain. Mais après la convention républicaine et surtout après l’élection, ils peuvent jubiler : leur homme est à la tête de la plus grande puissance mondiale. Les mois précédents, ils ont « coaché » l’équipe de campagne de Trump et ont eu la satisfaction d’entendre dans sa bouche les termes mêmes qui figuraient sur les argumentaires qu’ils avaient élaboré. Lorsque le président Trump retire les États-Unis de l’accord le 8 mai 2018, c’est l’aboutissement de ces efforts et d’une stratégie efficace entre les trois pays. À ce stade, on ne peut plus parler d’« alliance objective » mais d’alliance tout court, car elle est désormais assumée.
Vous avez aussi évoqué l’implication sur ce dossier des Émirats arabes unis et de l’Arabie Saoudite qui sont sur la même longueur d’onde qu’Israël. À votre avis, quels sont les facteurs qui expliquent ce nouvel axe insolite Tel Aviv-Riyad-Abou Dhabi ? Jusqu’où pourrait-il aller ?
D’abord et avant tout l’hostilité à l’Iran. S’ajoute à cela pour les deux dirigeants arabes un désintérêt total pour la cause palestinienne. Ils voient en Israël un pays moderne, une « start up nation » dont il y a beaucoup à apprendre et qui peut les aider à moderniser leur pays. Mohammed ben Salman, par exemple, a récemment autorisé Air India à traverser son espace aérien pour des liaisons directes entre New Delhi et Tel Aviv. Cela étant, compte tenu de l’hostilité persistante des opinions publiques, il est difficile d’imaginer une normalisation diplomatique dans les circonstances actuelles. On en prendra pour preuve qu’au lendemain de déclarations très favorables à Israël et hostiles aux Palestiniens de MbS lors de sa tournée américaine en mars-avril, son père le roi Salman a rebaptisé al-Qods (Jérusalem) le sommet arabe qui s’est tenu à la mi-avril dans la ville de Dhahran.
Pourquoi à votre avis l’homme fort des Émirats arabes unis Mohamed Ben Zayed (dit MBZ) « snobe »-t-il Washington en ce moment et se rend dans le même temps ostensiblement à Moscou ?
Parce que l’administration américaine tente de faire pression sur lui et sur MbS pour qu’il normalise ses relations avec le Qatar et pour l’homme fort d’Abou Dhabi, il n’en est pas question. Mais après avoir longuement tergiversé, Trump est désormais convaincu que l’unité des six monarchies du CCG est essentielle à sa politique d’hostilité à l’Iran. On n’en prend pas le chemin.
Vous avez rapporté des informations de la presse anglo-saxonne qui font état d’une baisse drastique des investissements directs étrangers en Arabie Saoudite. Pouvez-vous les détailler ?
Le magazine Forbes, se fondant sur des données publiées par la Cnuced, a révélé le 7 juin dernier que les investissements directs étrangers en Arabie Saoudite avaient chuté de 7,5 milliards de dollars en 2016 à seulement 1,4 milliard en 2017 (ils se montaient à 12,2 milliards de dollars en 2012). L’appel à investir en Arabie de Mohammed ben Salman, qui était au cœur de ses voyages en Europe et aux États-Unis en mars-avril et plus généralement de ses annonces depuis trois ans ne rencontre visiblement pas la confiance des investisseurs.
Vous disiez que l'Arabie Saoudite est en passe de boycotter l'Allemagne car Berlin ne souscrit pas à la politique belliqueuse à l'endroit de l'Iran et du Qatar. Quelle est la réalité de ce boycott? De même, l'Arabie ne risque-t-elle pas de noircir davantage sa réputation auprès des opinions occidentales avec cette attitude ?
L’opinion et les responsables allemands se sont montrés très critiques envers la politique de MbS. Un rapport des services secrets, le BND, a même été publié en 2015 (le simple fait qu’il ait été rendu public est en soi extraordinaire). La politique de MbS y était décrite comme « impulsive » et « interventionniste ». Plus récemment, l’Allemagne a décidé en janvier 2018 d’arrêter ses livraisons d’armes aux parties en guerre au Yémen. En pratique, seule l’Arabie Saoudite était visée. Cela a évidemment été mal reçu en Arabie où un boycott non officiel, mais réel des produis allemands a commencé. En ce qui concerne sa réputation, l’Arabie n’en est plus à cela près : elle est déjà épouvantable et les sommes énormes dépensées en campagnes de communication n’y changent rien.
Voyez-vous à court terme une issue à la crise autour du blocus du Qatar ?
À court terme, non. À moyen terme non plus. Au-delà, qui peut le dire ?
Merci d'avoir accepté cet entretien.