Entretien avec l’avocat Selçuk Demir sur le référendum portant sur la révision de la Constitution en Turquie

samedi, 15 avril 2017 21:26

Evethayir1/ En quoi la révision constitutionnelle va-t-elle profondément modifier le cadre institutionnel de la Turquie? Qu'est ce qui va réellement changer avec l'adoption de cette réforme si elle est validée par le peuple?

La réforme constitutionnelle prévoit le passage du régime parlementaire actuel, consacrant la mainmise de l'Assemblée nationale sur le législatif et l'exécutif (c'est l'Assemblée nationale qui vote les lois et nomme le Premier ministre), à un régime présidentiel. Le régime présidentiel prévoit une séparation nette des pouvoirs, dans la mesure où l'exécutif, désormais seulement représenté par le Président de la République, est nommé au suffrage universel. La stabilité à la tête de l'Etat et la continuité du pouvoir exécutif sont assurées dans la mesure où la nomination de l'exécutif n'est pas conditionnée à une éventuelle coalition entre les partis présents à l'Assemblée nationale. Par ailleurs, cette réforme renforce le pouvoir du peuple turc qui désigne un Président de la République investi dorénavant de véritables pouvoirs et qui ne se contentera pas d'un rôle honorifique. En ce sens, le nouveau système proposé est largement comparable à celui de la 5ème République en France.

2/ Est-ce que, comme on l'entend ici et là, vous pensez que le régime turc est sur la voie d'un durcissement voire de l’autoritarisme?

La Turquie est un des rares pays de la région à assurer la tenue d'élections démocratiques, dans des conditions paisibles et reconnues par l'unanimité des organisations internationales spécialisées sur ces questions. Le peuple est régulièrement amené à se prononcer (municipales en 2013, présidentielles en 2014, législatives en 2015, référendum en 2017), renouvelant sa confiance à l'AKP, parti au pouvoir qui depuis 15 ans gagne toutes les élections auquel il participe à un niveau supérieur à 37 %. Lors des dernières élections législatives de novembre 2015, le parti du Président Erdogan a même obtenu un score historique de 50 %.

Malheureusement, le contexte interne (tentative de coup d'Etat d'une minorité de militaires en juillet dernier occasionnant près de 300 morts et qui a failli aboutir à un assassinat du Président Erdogan - recrudescences des attentats des groupes terroristes tels que le PKK et Daech) et externe (conflit syrien ayant provoqué l'accueil en Turquie de plus de 3 millions de réfugiés) a crispé la situation. L'autorité judiciaire a été amenée à riposter pour dégager les responsabilités des uns et des autres, notamment concernant le coup d'Etat. Espérons que cette parenthèse se referme et que les réformes démocratiques entreprises depuis 2002, significatives en matière de libertés fondamentales, puissent se poursuivre. En tout état de cause, l'opposition s'exprime allègrement en Turquie ; les partis d'opposition sont présents à l'Assemblée nationale. Trois des quatre quotidiens de la presse écrite faisant le plus de tirage sont des journaux d'opposition.

3/ La vie politique turque est-elle autant clivée que ce que dit une partie de la presse occidentale ? Le président Erdogan dispose-t-il de soutien en dehors de son parti ?

La Turquie vit incontestablement une période délicate, source de tensions. Une tentative de coup d'Etat orchestrée notamment par le mouvement Gülen a eu lieu le 15 juillet dernier. Outre les nombreuses victimes (près de 300 morts, des milliers de blessés), de nombreux bâtiments publics ont été bombardés (notamment l'Assemblée nationale) et le Président de la République a échappé de peu à une tentative d'assassinat. C'est le courage du peuple turc, sorti dans les rues pour affronter chars et avions, qui a permis de mettre à mal le putsch militaire.

Mais le mal est profond ; la justice turque a dû faire face, en urgence, à une organisation (le mouvement Gülen) qui a infiltré les rouages fondamentaux de l'Etat depuis 40 ans. A situation exceptionnelle, moyens utilisés exceptionnels ! Maintenant que l'enquête pénale a avancé, plus d'un tiers des personnes concernées par cette procédure ont été blanchies. Mais il faut bien comprendre le cataclysme qu'a constitué cette tentative de coup d'Etat ; la presse et le monde politique occidental l'ont mal analysé et particulièrement sous-évalué. Il convient également de rappeler que la Turquie doit faire face à la recrudescence du nombre d'attentats d'organisations internationalement reconnues comme étant terroristes, à savoir le PKK et Daech (attentats d'Ankara et Istanbul, dont celui de la discothèque le 1er janvier dernier, notamment). Peut-on, dans ces conditions, se permettre de ne pas assurer une certaine autorité à la tête de l'Etat ?

4/ On entend souvent que le droit des minorités, notamment des Kurdes, sont malmenés et que ces derniers ont subi une régression de leurs conditions depuis l'arrivée au pouvoir de L'AKP. Est-ce vrai ?

10 à 12 millions de Kurdes vivent en Turquie (soit un habitant sur 6 ou 7). Les Turcs et les Kurdes ont cohabité paisiblement pendant plusieurs siècles ; la mixité est très présente dans toutes les couches de la population. Toutefois, au début des années 1980, un groupe armé marxiste-leniniste, le PKK, s'est engagé dans un processus destructeur causant la mort de plus de 40 000 personnes, dans une logique de guérilla urbaine (attentats, assassinats ciblés, rackets, trafic de drogue...).

Le PKK n'a pas vocation à représenter les kurdes ; l'AKP a d'ailleurs toujours eu d'excellents résultats dans le sud-est de la Turquie ou dans les quartiers majoritairement kurdes d'Istanbul ou d'Ankara. L'AKP s'est engagé, à partir de 2002, dans un processus de réforme constitutionnelle et législative visant à conférer aux minorités ethniques et religieuses l'effectivité d'un certain nombre de droits fondamentaux : - autorisation de diffusion en langue kurde (notamment) de journaux, livres, médias TV et radios (dont une chaîne publique - TRT SES) - ouvertures d'écoles et instituts privés d'enseignement de la langue kurde - chaires d'enseignement du kurde à l'université - reconnaissance d'une représentation politique à travers le HDP, parti pro-PKK qui siège à l'assemblée nationale depuis plusieurs législatures et à la tête d'une centaine de municipalités.

Aujourd'hui, ce processus est freiné par la recrudescence du nombre d'attentats du PKK, qui a rompu unilatéralement le cessez-le-feu avec la Turquie, dans la mesure où ce groupe terroriste (reconnu comme tel par l'UE et les USA) s'est renforcé dans le nord de la Syrie, profitant de l'anarchie qui règne dans ce pays. Espérons que la situation se calme et que le processus démocratique puisse progresser. En tout état de cause, la problématique principale reste que le PKK continue de frapper aveuglément les civils en Turquie (44 morts à Istanbul en décembre 2016 et 38 à Ankara en octobre dernier, par exemple) et que certains membres du HDP arrivent encore à soutenir cette détestable forme d'action. Devant la menace terroriste, la réaction de la justice turque se doit d'être ferme.

 

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