Médiatiquement, le pays est à la tête d’une chaîne devenue l’un des réseaux d’information les plus influents de la planète. Politiquement, plus rien ne peut se faire dans la région sans l’aval ou du moins la concertation de Doha. Economiquement le pays s’est hissé au rang de pays le plus riche au monde par PNB/habitant. Même dans le sport et la culture, le Qatar a fait une percée remarquable. Satisfait de ce bilan exceptionnel, l’émir a donc le choix entre se maintenir au pouvoir jusqu’à sa mort ou céder les rênes de l’Etat à Cheikh Tamim, âgé de 33 ans et qui occupe la fonction de Prince héritier depuis août 2003. La première option prête le flanc à la critique d’un exercice du pouvoir personnel et indéfini. La seconde présente l’avantage que, tout en restant en coulisse, l’émir démontrerait une nouvelle fois sa capacité à faire preuve d’audace. Le tout au profit d’un marketing d’Etat qui trouverait ainsi une nouvelle occasion de s’exprimer.
L’autre élément à prendre en compte est le moment géopolitique que traverse actuellement le Moyen-Orient. Alors que des espoirs immenses de changement étaient nés lors de la chute de plusieurs dictatures, l’heure est aujourd’hui aux complications et à la difficile gestion des phases de transition. Hormis la Tunisie, la sensation d’un monde arabe bloqué qui n’arrive pas à sortir de ses convulsions post-révolutionnaires domine. La crise syrienne et le lot d’atrocités qu’elle génère a transformé le rêve arabe en cauchemar. Alors que le Qatar était vu au début du « Printemps arabe » comme un partenaire des révolutions, notamment grâce au traitement qu’en a fait sa chaîne de télévision Al Jazeera, l’évolution du contexte géopolitique régional a induit une forme d’inversion des perceptions. L’accusation d’interventionnisme d’un émirat prompt à déstabiliser les régimes en place est devenue fréquente. Même si ce procès est davantage le fruit d’une vision fantasmée de la puissance d’un émirat richissime, il n’en demeure pas moins que s’installe auprès des opinions du monde arabe (et même occidentales) une forme de malaise vis-à-vis d’un Qatar fréquemment accusé d’avoir un agenda impérialiste caché. L’annonce de la passation de pouvoir arrive donc à un moment charnière : le retentissement symbolique de l’action d’un monarque cédant le pouvoir pourrait avoir pour effet de freiner au moins momentanément la spirale du « Qatar-bashing » et de redorer une image dépréciée au cours des deux années écoulées.
Un troisième facteur explicatif est à chercher dans la propension qu’a toujours prise l’émir du Qatar à soigner sa réputation d’innovateur. Le symbole de cette volonté réformatrice restera pour longtemps la chaîne Al Jazeera, qui apparaît avec le recul comme le véritable coup de génie pour son promoteur. Près de vingt ans plus tard et plusieurs autres « coups » à son actif (comme le Mondial 2022), Cheikh Hamad souhaite sans doute quitter la scène sur un geste politique qui pourrait contribuer à le faire entrer dans l’histoire « libérale » de la région. Il ferait ainsi d’une pierre deux coups. En quittant la scène, il gratifierait son pays d’une publicité internationale vraisemblablement positive qui présenterait l’intérêt – non négligeable – de souligner la rigidité dans ce domaine de ses vieux rivaux saoudiens, émiriens ou koweïtiens. Sans être naïf sur le côté « cosmétique » de cette réforme, elle impliquerait forcément une nouvelle démarcation du Qatar dans un environnement régional marqué par le conservatisme.
Enfin, le dernier élément vient de l’intérieur du système politique qatari. La transition qui s’annonce pourrait exorciser cette habitude politique des coups d’Etat qui colle à la réputation du pays. Le Qatar semble ne pas s’être complètement immunisé de cette tradition (le pays en a connu deux depuis son indépendance et des rumeurs de tentatives de coups d’Etat surgissent régulièrement) et la passation de pouvoir permettrait d’écarter définitivement toute crainte d’un éventuel coup de force qu’aurait pu fomenter le puissant Hamed ben Jassem (HBJ). Car ce dernier, qui cumule depuis 2007 les postes de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangers, est considéré, après l’émir, comme le véritable homme fort de Doha. Accompagnée d’un profond remaniement ministériel, cette transition serait ainsi un bon prétexte pour le mettre hors-jeu. Cette stratégie ne devrait pas déplaire à Cheikha Mozah dont les relations orageuses avec HBJ ne sont un secret pour personne. Celle-ci verrait du coup son influence grandir passant du statut de Première dame à celle de mère de l’émir. Les avantages collatéraux pour l’appareil d’Etat qatari de ces prochains changements ne seraient donc pas anodins. En résorbant les potentialités de coups d’Etat, l’émir pourrait laisser la voie à un Prince héritier qui aurait toute latitude à s’atteler, avec une équipe dévouée, à un défi particulièrement lourd : être le digne héritier de son père.