Lors d’une conférence de presse tenue dans la capitale, al-Nouaimi a déclaré que « L'État du Qatar est très reconnaissant envers les millions de travailleurs migrants qui contribuent à la construction d'infrastructures (…).La nouvelle loi constitue la mesure la plus récente pour améliorer et protéger les droits de tous les travailleurs expatriés au Qatar ». Et d’ajouter que « nous serons ravis de recevoir les commentaires ou critiques constructives et nous continuerons de le faire à l'avenir. Nous appelons la communauté internationale à ne pas tirer des conclusions hâtives sur la nouvelle loi et lui donner le temps nécessaire à son application ».
La suppression de la « Kafala » qui reste un mécanisme commun aux autres pays du Golfe arrive au terme d’un long processus. L'émir du Qatar, cheikh Tamim ben Hamad al-Thani avait approuvé le 27 octobre 2015 la loi n°21/2015 portant sur la modification des dispositions en matière du droit du travail des étrangers. Malgré son adoption qui avait suscité un certain enthousiasme du fait de son contenu améliorant les conditions de vie des ouvriers, son entrée en vigueur était constamment reportée. Cette nouvelle réglementation abroge et remplace de façon effective la loi n° 4 de 2009 sur la réglementation de l'entrée, la sortie, le séjour et le parrainage des expatriés. Ce retard s’explique par le fait que les lois entrent généralement en vigueur un an après leur publication au journal officiel.
Très attendues, ces nouvelles dispositions concernent plus de deux millions de travailleurs étrangers dont un grand nombre sont originaires du sous-continent indien. Représentant 89 % de la population du pays, leur nombre devrait atteindre 2,5 millions d’ici 2020. Le Qatar est le pays du Golfe où le nombre d’étrangers atteint la proportion la plus élevée par rapport à la population totale (il détient même le record mondial). Sur le volume global des ouvriers étrangers, plus de 250 000 travaillent dans les projets liés au Mondial 2022.
Abolition définitive de la « Kafala »
Les nouveautés introduites par la loi sont de trois ordres. D’abord, le terme « Kafil » signifiant « sponsor » ou « parrain » est effacé du vocabulaire juridique. Il a été remplacé par l'expression « personne qui vous a autorisé à entrer dans le pays ». Ce changement dans la formulation a une incidence concrète puisque l'employeur se voit retirer une partie de ses pouvoirs. Dans la pratique, cela signifie qu'un employé n’est plus contraint à demander une autorisation à son sponsor lorsqu’il souhaite quitter le territoire (le fameux « visa de sortie » que ce soit pour une sortie définitive ou temporaire). Dans l’ancien système, ce dernier pouvait en effet décliner la demande sans même motiver son refus. Désormais, toute demande de sortie du territoire devra être notifiée auprès du Ministère de l'Intérieur qui, via un système électronique baptisé « Metrash 2 », centralisera toutes les demandes et délivrera automatiquement le visa de sortie sous un délai de 72 heures. En cas de litige, une commission de règlement devra résoudre le problème dans les trois jours ouvrables. Si le différend persiste, la question sera renvoyée devant le tribunal compétent.
De même, la possibilité de changer de travail sera facilitée, ce qui permettra un relatif mouvement des travailleurs qui ne seront plus contraints à rester chez le même employeur au cours de leur période de résidence. Auparavant, un ouvrier qui venait au Qatar devait en effet rester chez le même employeur car il lui était impossible de changer d’emploi sans l’autorisation de son patron. De même, si le sponsor ne lui permettait pas de changer de travail via le « certificat de non-objection » (No-Objection Certificate - NOC), l’employé devait, à la fin de son contrat, quitter le territoire et ne pouvait y revenir que deux ans plus tard. Durant cette période, le travailleur ne pouvait même pas obtenir un visa de tourisme. Ces normes drastiques étaient au cœur du système de la « Kafala » et l’on comprend pourquoi elles étaient la cible des critiques des ONG.
Un changement salué mais insuffisant
Même si elle reste perfectible, la condition ouvrière a bénéficié d’une amélioration constante dans l’émirat ces dernières années. De la construction de nouveaux logements décents respectant les normes du Bureau international du travail (BIT) à l’introduction du système de protection des salaires (Wages Protection System - WPS) qui impose aux employeurs de verser les salaires sur les comptes des travailleurs par voie électronique, les autorités ont pris la mesure de la nécessité de refonte du dispositif général. Récemment, le Qatar a banni 25 000 entreprises qui ne respectaient la loi en matière social et de versement des salaires. De plus, le ministère du Travail a déployé un effectif de plus de 300 inspecteurs qui auront pour mission de vérifier l'état les logements, la santé et la sécurité des ouvriers. Cependant, bien que ces dispositions fassent partie d'une série de réformes du droit du travail censées améliorer la condition ouvrière, il n’en demeure pas moins que la route est encore longue pour arriver à une situation satisfaisante qui fasse du Qatar un authentique modèle pour le Golfe. La preuve en est avec la méfiance que les nouvelles déclarations ont suscitée auprès des grandes ONG de la planète.
Amnesty International a pour sa part d'emblée critiqué le nouveau système en affirmant que « la nouvelle loi est peut-être débarrassée du terme 'parrainage' mais les bases du système (précédent) restent intactes ». Selon elle, « les changements inadéquats continueront de mettre les travailleurs à la merci de patrons abusifs ». Fin mars dernier, l’organisation a publié une liste d’abus parmi lesquels figurent la confiscation des passeports, le versement de sommes à des recruteurs dans les pays d’origine, la tromperie quant à la rémunération ou au type de travail entrepris ou le refus du droit au retour au pays. L'enquête conclut qu'une forme de "travail forcé" a cours dans l’émirat notamment dans le Khalifa Stadium, l'un des centres sportifs destinés à accueillir certains matchs du Mondial. Ceci étant, l’ONG tempère son jugement en confirmant qu’il y a eu quelques avancées notamment avec l’entrée en vigueur en 2014 de normes sur le bien-être et la santé des travailleurs. Un comité de surveillance chargé de leur mise en application a d’ailleurs été créé.
Pour sa part, l'Organisation internationale du travail (OIT) a en avril dernier donné au Qatar un délai de douze mois pour mettre fin à l'exploitation des travailleurs migrants. Si elle n’observe pas d’améliorations substantielles, l’émirat fera alors l’objet d’une commission d’enquête dès mars 2017. La décision serait lourde de conséquences puisque près d’un siècle après la naissance de l’OIT, cette procédure n’a été appliquée que treize fois et dans des cas de manquements graves aux droits des travailleurs.
Le Mondial 2022, une opportunité pour amorcer les changements
Il est clair qu'avec l’entrée en vigueur de ce nouveau cadre législatif, le Qatar poursuit son plan d’actions visant à rehausser la condition de sa force ouvrière et son image à l’international. Après les rapports de Human Rights Watch, d'Amnesty international ou de la Confédération internationale des syndicats ainsi que l'intense campagne de médiatisation sur le sort tragique des ouvriers, le pays ne pouvait se permettre de rester dans la posture du déni ou de traîner les pieds. C'est donc à la fois une bonne nouvelle pour les deux millions de travailleurs qui verront leurs conditions de vie s'améliorer mais également une victoire pour les ONG qui ont réussi à se servir utilement du levier de la Coupe du monde. La forte exposition médiatique du Qatar devrait donc être utilisée à bon escient : non pas comme une manière de presser la FIFA de revenir sur son choix pour 2022 (option que même Amnesty international se refuse d’avaliser) mais comme d'une opportunité pour accompagner les dirigeants du pays à une refonte de leur système dans une optique de renforcement des droits sociaux. Le Qatar semble prêt à poursuivre dans cette voie d’autant que comme le précise le journaliste spécialiste du Golfe Akram Belkaid, il a« contrairement à ses voisins, ouvert ses portes aux organisations humanitaires et syndicales internationales. »
Un écho dans le Golfe?
Enfin, il se pourrait que cette réforme puisse avoir des conséquences inattendues dans la région. Embrayant le pas au Qatar, d'autres pétromonarchies pourraient elles aussi réformer leur droit du travail qui demeure parmi les plus restrictifs de la planète. Ainsi, une association de défense des droits de l'homme locale a appelé le Koweït à prendre exemple sur son voisin pour mettre un terme à une pratique ancienne considérée comme dépassée par une part de plus en plus importante de la société civile. Même si les réticences sont grandes notamment auprès des dirigeants économiques habitués dans la région à ne pas voir l'Etat s'immiscer dans les affaires, il semblerait qu'un mouvement, certes encore timide mais réel, puisse éclore jusqu'à bousculer des pratiques d'un autre âge.