De l’Irak à Gaza, retour sur les couvertures emblématiques de la chaîne
Ce remodelage du rapport de force médiatique au niveau mondial s’est spectaculairement observé lors de l’invasion anglo-américaine en Irak de 2003. Alors que les principales chaînes anglo-saxonnes relayaient les postures bellicistes de l’administration Bush, Al Jazeera a permis au monde de bénéficier d’un regard en total décalage. L’invasion puis l’occupation étaient présentées comme telles à rebours du discours dominant Outre-Atlantique présentant l’arrivée des soldats anglo-américains comme des libérateurs. La chaîne en a rapidement fait les frais : comme en Afghanistan en 2001, ses locaux ont été bombardés et plusieurs de ses journalistes ont délibérément été ciblés par le corps expéditionnaire américain comme ce fût le cas pour Tareq Ayyoub en avril 2003. Pour faire taire la direction, l’administration Bush a même pensé à bombarder son siège à Doha. Dans le sillage de son identité de média engagé, la chaîne a également mis à nu l’ampleur des agressions israéliennes à Gaza en 2008-2009 ainsi que lors de l’été 2014 où elle a décidé de suspendre la plupart de ses programmes afin de consacrer des directs largement relayés sur les réseaux sociaux. Grâce à ses correspondants sur place, elle a pu faire vivre de l’intérieur la dureté des conditions de vie des Gazaouis ce qui lui a valu une reconnaissance planétaire.
Le « Printemps arabe » et l’inversion de tendance
Cependant, le déclenchement des Printemps arabes a opéré un début de renversement des perceptions. Alors qu’elle était adulée dans tout le Moyen-Orient, l’alignement de la direction sur les positions de la diplomatie qatarie (particulièrement en Libye) a terni sa réputation et a suscité de vives critiques. Ces griefs demeurent vifs d’autant que la chaîne doit faire face à de sérieuses concurrentes financées tant par d’autres pays du Golfe (Al Arabiya soutenue par des capitaux saoudiens lancée en 2003) que par l’Iran (avec la chaîne Al Mayadeen en 2012) ou la Russie (avec le lancement de la version arabe de Russia Today en 2007). Aujourd'hui, Al Jazeera n'occupe plus la place quais monopolistique qui était la sienne dans l'univers audiovisuel arabe même si elle reste l'acteur dominant.
Un groupe médiatique dans l’œil du cyclone
Les perspectives de développement de la chaîne sont désormais de deux ordres. Conscients de la puissance des réseaux sociaux et de l’importance des nouveaux moyens de communication, le groupe a lourdement investi pour négocier de la meilleure manière ce virage numérique. Avec plus de 20 millions de personnes suivant sa page Facebook (et 9 millions rien que pour sa page documentaire), plus de 10 millions de followers sur Twitter et plus de 500 000 sur Instagram, Al Jazeera fait partie des groupes médias les plus suivis sur les plateformes des médias sociaux.
En plus du défi de bien négocier cette nouvelle manière de consommer l’information, l’autre grand défi de la chaîne sera son positionnement à l’égard de son tuteur et des relations qu’elle tisse avec les acteurs politiques de la région. Ces dernières années, trois évènements ont mis en relief l’acuité de ces enjeux. Brièvement arrêté par les autorités allemandes au début de l’été 2015, l’affaire Ahmed Mansour a révélé combien les présentateurs vedettes de la chaîne n’étaient plus que de simples journalistes. Drainant des millions de followers sur les réseaux sociaux, certains d’entre eux sont désormais de véritables leaders d’opinion et leurs propos ont naturellement des incidences politiques qui peuvent compliquer les relations du groupe avec certains États. En plus de ce foyer de tensions, le groupe fait l’objet de procès d’intention provenant de certains acteurs qui sont entrés en guérilla médiatique avec lui. L’un des exemples les plus éclairants est celui d’Israël qui a demandé à l’été 2014 de fermer la chaîne du fait des images qu’elle diffusait pendant l’opération sanglante « Bordure protectrice ». Avec l’armée électronique de Bashar al-Assad et les anciens supporters des régimes arabes déchus qui financent une galaxie de sites, blogs ou personnalités, les autorités israéliennes sont les ennemis les plus hostiles de la chaîne. Accusés de soutenir le « terrorisme », plusieurs responsables politiques (dont l’ancien président Shimon Peres et l’actuel ambassadeur à l’ONU) demandent que soit mis un terme à la propagande distillée au sujet du conflit israélo-palestinien. Sur ce sujet, Tel Aviv rejoint deux autres pays arabes qui vouent à Al Jazeera une aversion particulièrement forte : l’Égypte du président putschiste Abdel Fattah al-Sissi ainsi que le gouvernement d’Abou Dhabi. Le premier n’accepte pas que le media qatari présente son régime comme issu d’un coup d’Etat (les autorités du Caire ont même arrêté et condamné à mort plusieurs de ses journalistes). Quant au second, il a fait de l’opposition systématique à Doha le fil conducteur de sa doctrine diplomatique notamment par l’organisation d’une campagne de diabolisation du Qatar via de puissants lobbies et réseaux notamment américains.
Axes de développement
En outre, la filiale américaine d’Al Jazeera qui avait essuyé une volée de critiques lors de son lancement a continué à susciter la défiance d'une large partie des élites Outre-Atlantique. « Al Jazeera America » a ainsi cessé d'émettre le 13 avril 2016 après presque trois années de diffusion. Elle avait pour ambition de concurrencer les grandes rivales comme Fox News et CNN en proposant notamment une place importante aux formats longs. Malgré cette volonté de se démarquer de l’information « fast-food », la chaîne n’a pas réussi à atteindre les taux d’audimat escomptés malgré d'importants investissements initiaux. Plus d'un demi-milliard de dollars avait en effet été débloqué pour installer le logo qatari dans la rétine du téléspectateur américain.
Cet échec aux Etats-Unis et son reflux relatif dans l’opinion arabe démontrent qu’Al Jazeera est à la croisée des chemins. Après une période d’ascension fulgurante, la chaîne vit une forme de crise d’identité. Sa proximité avec la famille royale qatarie de même que son parti pris lors du printemps arabe lui ont fait perdre une partie de ses soutiens. De plus, les difficultés de management couplées avec un prix du pétrole bas ont poussé les autorités à imposer à la direction un sévère plan de rigueur. Celui-ci s’est notamment illustré par le départ de plusieurs centaines de membres de son personnel. Malgré ces complications, le groupe a su réagir avec le lancement d’Al Jazeera Plus (AJ+) en septembre 2014. Ce nouveau dispositif consiste en la production de très courtes vidéos (de quelques minutes) qui reprend l’essentiel d’un sujet d’actualité avec un montage subtil mariant le son et l’image. Correspondant aux nouveaux modes de consommation de l’information, AJ+ a récemment dépassé deux milliards de vues en un temps record. Face à ce succès, la direction a transposé ce système en arabe et en espagnol.
Reste à savoir si la chaîne a dans les tuyaux une version française. Alors qu’en 2013, le lancement d’un canal francophone du groupe audiovisuel avait été annoncé, le changement de pouvoir à la tête de l’État et l’évolution des relations politiques avec la France ont mis en sourdine le projet. Ceci étant, dans sa stratégie d’expansion mondiale et sa volonté de toucher un public toujours plus grand, il est difficile de croire que le groupe restera à l’écart d’un monde francophone qui regroupe plus de 300 millions de locuteurs dans le monde.
Un nouveau concurrent pour Al Jazeera au Qatar ?
Lors de la réception organisée en grandes pompes à l’occasion des 20 ans d’Al Jazeera début novembre, une annonce est passée inaperçue. En effet, le très influent journaliste saoudien Jamal Khashoggi a déclaré sur son compte Twitter la remise en route de la chaîne « Al ‘Arab » et dont le siège se trouvera désormais à Doha. Financée par le prince saoudien Walid ben Talal, Al 'Arab avait fait une première tentative de diffusion en février 2015 à Manama, capitale du Bahreïn. Mais l’expérience fut de courte durée car la chaîne a été suspendue par les autorités 36 heures seulement après sa naissance. La raison ? L’invitation sur le plateau d’un opposant bahreïni ce qui, dans le contexte tendu que vit l’archipel depuis mars 2011, constitue une ligne rouge à ne pas franchir. Le père de l’émir du Qatar, cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani a indiqué « que le lancement d’Al Arab (à Doha) permettra de gagner en concurrence ». Le lancement prochain de ce nouvel entrant dans l’univers éminemment concurrentiel du champ médiatique du Golfe sera l’occasion pour le Qatar de prouver qu’il est ouvert à la diversité des avis et à d'autres lignes éditoriales.