Après l’Egypte qui s’est portée acquéreuse de 24 appareils, l’Inde qui en a commandé 36, c’est donc un total de 84 commandes que le groupe industriel a enregistré en l’espace de quatre mois. Longtemps décrié pour être hors de prix, l’année 2015 semble apparaître comme celle de tous les records pour l’appareil français. D’autant que Doha a affirmé que 12 autres avions étaient en option.
Ce contrat était dans les tuyaux depuis au moins deux ans. Le ministre de la Défense avait en effet préparé le terrain en se rendant une dizaine de fois dans l’émirat depuis sa nomination.
Le 21 avril dernier, lors de son dernier déplacement qui avait scellé le contrat, Jean-Yves Le Drian ne cachait pas sa satisfaction. Car c’est une vraie victoire pour le ministre et plus largement pour l’ensemble de la filière française dont l’horizon commercial est désormais au beau fixe.
Alors qu’il y a quelques mois, la survie du Rafale était clairement posée du fait des réductions budgétaires inscrites dans la loi de programmation militaire (2014-2019), ce nouveau contrat à l’exportation arrive comme une véritable bouffée d’air. Non seulement, les 7000 emplois et les 500 sous-traitants sont préservés pour de nombreuses années, mais on peut même raisonnablement penser que le cercle vertueux de l’aventure Rafale se poursuive.
Après le Qatar, d’autres pays pourraient emboîter le pas, notamment la Malaisie, le Koweït, la Belgique ou les Emirats arabes unis. On assiste à un vrai renversement de tendance puisque l'époque où Paris collectionnait les échecs (au Brésil, Maroc, Corée du Sud et Suisse) semble appartenir au passé.
Trois événements géopolitiques ont joué un rôle important
Le fait que la vente soit conclue aujourd’hui s’explique en grande partie par la situation géopolitique particulièrement tendue que vit le Moyen-Orient. De notre point de vue, trois événements géopolitiques récents ont joué un rôle de déclencheur. Ils ont non seulement été de nature à bousculer l’équation stratégique du Moyen-Orient mais ils ont aussi augmenté le besoin de sécurité de pétromonarchies qui se sentent de plus en plus menacées.
1. La percée de l'État islamique
Il y a d’abord la percée fulgurante depuis le début de l’année 2014 de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Irak et en Syrie. L’irruption de cet acteur n’a pas que phagocyté une partie importante de l’opposition syrienne ; elle a aussi durablement perturbé les plans des puissances arabes sunnites qui, jusqu’à présent, étaient surtout engagées dans une lutte contre le pouvoir d’Assad.
La présence de Daech est aujourd’hui une grande source d’inquiétude pour les régimes du Golfe car le logiciel de l’organisation djihadiste qui met l’instauration du califat mondial en tête de ses priorités est antinomique avec la présence des régimes actuels. La présence de l’OEI au cœur de la région constitue donc une sérieuse menace pour l’Arabie Saoudite et ses voisins car ses dizaines de milliers d’hommes représentent une menace tant sur le plan sécuritaire que sur le plan idéologique.
2. La fin de l'opération "Tempête décisive"
Le deuxième événement est l’opération militaire "Tempête décisive" décidée fin mars. Initiée par l’Arabie Saoudite et soutenue par toutes les capitales du Golfe (hormis le Sultanat d’Oman) ainsi que d’autres pays arabes comme le Maroc et le Soudan, cette offensive était destinée à couper l’herbe sous le pied aux milices chiites houthies. Ces dernières, alliées de l’Iran, s’étaient rendues maître de la capitale Sanaa et d’une partie du pays.
Cette perspective de voir un État de la péninsule arabique sombrer dans l’escarcelle iranienne était de l’ordre de l’intolérable pour le nouveau monarque saoudien. Il faut d’ailleurs avoir à l’esprit que, depuis une trentaine d’années, l’un des impératifs majeurs de la diplomatie saoudienne est l’endiguement de l’influence de la République islamique d’Iran. Cet objectif stratégique est devenu quasiment obsessionnel depuis que l’Irak post-Saddam est tombé dans le giron du régime de Téhéran.
Depuis, Riyad voit l’expansion de la zone d’influence iranienne comme un péril existentiel. Dans un univers régional où la querelle chiite-sunnite devient l’axe de polarisation dominant, cette menace sécuritaire est partagée par l’ensemble des pays du Conseil de coopération du Golfe, Qatar compris.
3. Un lâchage des anciennes alliances
Enfin, la signature de l’accord sur le nucléaire entre les États-Unis et l’Iran est là aussi vue d’un très mauvais œil dans la région. Beaucoup de dirigeants voient dans ce retour en grâce de Téhéran une forme de basculement d’alliance.
Désormais, certains analystes font le pari que les États-Unis seraient plus portés à signer un accord définitif avec le régime des mollahs, ce qui permettrait à Washington de compter sur un nouvel allié qui soit plus stable politiquement et qui présente des perspectives économiques alléchantes.
Certes, on est encore un peu loin d’une concrétisation de ce scénario mais cette perspective d’un lâchage des anciennes alliances suscite peur et appréhension auprès des traditionnels soutiens de Washington.
Un lien fort avec la France
Il ne fait guère de doute que ces facteurs ont joué un rôle important dans la prise de décision de l’émir Tamim. Cependant, les relations historiques entre la France et le Qatar ont à aussi leur part de responsabilité.
Depuis la présidence de Valérie Giscard d’Estaing, les deux pays développent des relations fortes en termes de coopération militaire. Durant les années 1990, la France fournissait même à l’armée qatarie près de 80% de son matériel de défense. C’est de cette époque que date la vente des 12 Mirage 2000 qui, jusqu’à aujourd’hui, constituent le fer de lance de la flotte militaire de l’émirat.
La signature de ce nouveau contrat s’inscrit donc dans une forme de continuité d’une tradition où l’armée française a toujours été appréciée pour la qualité de ses armements, son niveau d’expertise et son accompagnement en matière de formation.
Un contrat gagnant-gagnant
C’est donc dans une sorte de contrat gagnant-gagnant que s’engagent les deux chefs d'État. Du côté de la France, c’est un nouveau succès pour l’exportation du fleuron de son aviation et un joli coup financier qui permettra de faire du bien à la balance commerciale. En plus des 6,3 milliards d'euros, il faut ajouter la formation de plusieurs dizaines de cadres (pilotes et techniciens) et l’achat consécutif d’une série de munitions, missiles et autres matériels indispensables à l’équipement d’une telle escadrille.
Du côté qatari, Doha renforce sa capacité de dissuasion, réaffirme une forme de souveraineté militaire envers ses voisins et se détache d’une mono-dépendance vis-à-vis du protecteur américain en faisant de la France un allié stratégique durable. C’est tout le sens de l'accord intergouvernemental qui sera signé dans le palais de l’émir ce lundi.
L’ironie du sort est que cette nouvelle ère des relations franco-qataries soit signée sous le mandat d’un président socialiste qui aura réussi une tâche que son prédécesseur, pourtant réputé plus proche de Doha, n’avait pas su mener à bien.
Tribune initialement publiée sur le site "Le Plus-Le nouvel Obs" le 4 mai 2015.