Il faut bien comprendre que pour un Qatarien le football n’est pas vu comme un facteur d’ascension sociale, mais plutôt comme un sport qui demande de faire de nombreuses concessions avec le risque de se blesser et de ne pas connaître un avenir prometteur. D’autres domaines sont bien plus rentables pour un Qatarien, il n’est pas rare de voir des jeunes joueurs talentueux quitter l’Aspire Academy pour reprendre la société de leur père ou opter pour les études avec pour ambition d’aller passer quelques années à l’étranger, ce qui est pris en charge intégralement par l’émirat, et ainsi s’assurer un bel avenir qu’ils ne sont pas sûrs de retrouver dans le football sur le long terme.
Ce n’est pas un hasard si vous trouvez dans l’équipe actuelle tout un ensemble de joueurs qui ne sont pas d’origine qatarienne, le football se transforme dès lors pour ces jeunes en un facteur de reconnaissance au sein de la société qatarienne, ou encore, en un moyen de s’assurer l’octroi de la nationalité qatarienne qui s’accompagne de nombreux privilèges.
Je ne sais pas si le déficit de tradition footballistique peut être comblé en si peu de temps, mais avec ce premier trophée continental le Qatar commence à être reconnu sur le terrain, on parle de plus de sa victoire dans les médias du monde entier ce que la presse qatarienne ne manque pas de mettre en avant auprès des Qatariens.
2- Comment interprétez vous cette victoire en finale de Coupe d'Asie, alors que très peu de personnes voyait le Qatar se hisser à ce niveau ?
Sur ce point il n’est pas du tout étonnant de voir la sélection du Qatar arrivée à ce niveau. Ce résultat apparaît dans la ligne droite de ce que réalise la « génération dorée » du football qatarien depuis plusieurs années. L’effectif champion d’Asie est en grande partie composée de ces joueurs plus quelques joueurs plus anciens, dont Hassan Al-Haydoos ou encore Abdelaziz Hatem. Pour bien comprendre c’est une génération qui a été formée au sein de l’Aspire Academy qui a remporté la Coupe d’Asie des moins de 20 ans, en 2015, et l’année dernière elle terminait troisième de la Coupe d’Asie des moins de 23 ans.
À Doha, ce qu’explique des personnes en charge de la formation c’est que le Qatar va essentiellement se reposer sur cette équipe pour 2022. Et cet effectif qui pourra être complété à l’avenir par d’autres joueurs de promotions plus jeunes, qui connaissent également de bons résultats, a tout un programme pour monter en puissance jusqu’à cette ultime échéance. Dans ce cadre, les prochains rendez-vous pour ces joueurs sont la Copa America cet été et de réussir à s’imposer dans des clubs européens afin de continuer la progression prévue. Jusqu’à présent ces joueurs qui ont déjà intégré à différents stades de leur formation des clubs européens étaient revenus dans des clubs qatariens afin d’avoir du temps de jeu et de pouvoir continuer leur apprentissage dans de bonnes conditions afin d’être dans de bonnes dispositions pour passer les paliers supérieurs.
Au-delà de la performance sportive, ce qui est intéressant d’analyser c’est que lorsqu’il s’agit de sport c’est Joaan Bin Hamad Al Thani qui est généralement mis en avant, le frère de l’émir et actuel président du Comité olympique qatarien qui est l’acteur central du système sportif qatarien. Dans le cas présent, lorsque les joueurs sont arrivés à Doha l’homme qui a été mis en avant à côté de l’émir est Jassim Bin Hamad Al-Thani, son frère, qui gère depuis le début le développement de l’Aspire Academy.
Ce qui symbolise la volonté du pouvoir de mettre en lumière la formation qatarienne, cela symbolise de plus la reconnaissance du pouvoir à l’égard du travail accompli par les équipes techniques de l’Aspire Academy composées de toute une multitude de techniciens étrangers présents pour permettre au Qatar à terme de s’imposer sur la scène sportive internationale et de compter dans le sport mondial à travers le terrain.
3- Du côté des Émirats et de l'Arabie Saoudite, deux pays que l'équipe du Qatar a réussi à vaincre lors de la compétition, comment interprète t-on ce triomphe qatari ? Est-ce que le sport n'a pas été pris en otage par le conflit politique opposant les pays du Golfe lors de ce tournoi ?
Depuis le début de la crise diplomatique, le sport est des deux côtés instrumentalisé à des fins politiques. La crise diplomatique qui vise notamment à affaiblir le Qatar dans l’organisation de la Coupe du monde 2022 a eu un impact important sur le football golfien. Les terrains sont de plus en plus mis au service de la communication politique, on y voit de plus en plus la construction d’imaginaires géopolitiques autour du sport. Une telle tension était donc prévisible pour la demi-finale opposant les Émirats arabes unis au Qatar. Les dirigeants émiriens ne pouvaient pas connaître pire scénario dans le cadre de l’organisation de cette compétition qui était tant attendue dans le pays.
D’une part, le Qatar qui bat largement sa sélection à Abu Dhabi, de plus au cœur du stade Mohammed Bin Zayed, d’autre part, le Qatar qui vient remporter son premier titre continental à Abu Dhabi, ces symboles ne vont pas du tout dans le sens de la ligne souhaitée par les dirigeants émiriens. Enfin de compte, l’image qui s’est imposée lors de cette compétition, c’est l’image d’un Qatar triomphant à Abu Dhabi. D’autant plus que le Qatar a également pu mettre de son côté à profit sa victoire pour mettre en scène des symboles forts, à l’image des joueurs qatariens qui ont sorti juste après leur victoire les drapeaux omanais et koweïtiens pour les remercier de leur soutien.
De même, les Qatariens qui étaient orphelins de leurs supporters en raison du blocus, ont été supportés tout au long de la compétition par les supporters omanais, il y a eu de nombreuses scènes de communion entre Qatariens et Omanais. La sélection qatarienne a ensuite regagné Doha en passant par Oman et en s’arrêtant fêter la victoire avec les supporters omanais dans un hôtel de Sohar. Ce symbole est également fort, celui d’une fraternité qui perdure entre deux peuples amis, et ce, malgré la ligne politique adoptée par Abu Dhabi, Riyad et Manama.
4- Plus globalement, ne pensez-vous pas que les pays du blocus, particulièrement les Émirats et l'Arabie, ne vont pas eux aussi engager une politique volontariste en matière de soft power sportif ? Certains évoquent le rachat de Manchester United par Riyadh, d'autres mettent en avant la volonté de l'Arabie de créer une ligue mondiale des clubs, est-ce que ces informations sont crédibles?
Il y a effectivement une volonté de ces pays de s’engager dans le sport spectacle. En ce qui concerne les EAU, cette idée s’est développée depuis les années 1990 au travers du projet de Dubaï autour de son secteur du transport, tandis qu’Abu Dhabi est rentré plus tardivement dans ce schéma. En ce qui concerne l’Arabie saoudite elle a à présent la volonté d’emprunter la même voie que ces pays voisins, cela a commencé à voir le jour timidement sous le roi Abdallah, l’arrivée de MBS aux affaires a considérablement accéléré les desseins en la matière. L’Arabie saoudite veut à présent être comprise et parler ce langage que le monde entier connaît: le sport spectacle.
Nombre de grands projets sont annoncés depuis l’arrivée aux affaires de proches de MBS, une chose est sûre c’est que les décisions en la matière sont très centralisées et qu’avec de tels hommes tout peut aller très vite dans un sens comme dans l’autre. Ce qui est certain c’est que l’Arabie saoudite au même titre que les Émirats arabes unis font tout leur possible auprès de la FIFA pour que le Qatar soit contraint de partager la Coupe du monde avec eux.