- Vous êtes arabisant, spécialiste du jihadisme et universitaire collaborant avec l'Ifpo (Institut français du Proche-Orient). Quel est la réalité des groupes jihadistes, leur force et l'étendue de leur influence sur le terrain syrien? On entend dire que ce sont désormais ces mouvements qui prennent le devant et qui seraient désormais majoritaires dans la rébellion, vous confirmez?
Si incontestablement la composante islamiste, dans toutes les nuances qui la traversent, est majoritaire au sein de la rébellion, sa part de jihadistes reste minoritaire. Les troupes des deux principales formations jihadistes, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) et Jabhat an-Nusra, sont aujourd’hui estimées à environ 10 000 hommes, soit 10% des 100000 combattants de l’opposition. Cependant, malgré leur relative faiblesse numérique, ces deux groupes jihadistes exercent une influence de plus en plus importante sur la rébellion syrienne, essentiellement pour deux raisons liées à leur efficacité tactique sur les champs de bataille. La première s’explique par leur incontestable excellence au combat, les plus âgés d’entre eux ayant participé jusqu’à parfois cinq conflits (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak et Libye), ce qui leur confère une expérience particulièrement appréciée auprès des rebelles syriens.
Le second atout des jihadistes réside dans leur capacité à réaliser des « opérations suicides » qui se sont révélées à plusieurs reprises d’une redoutable efficacité tactique, aussi bien pour rompre un siège des troupes loyalistes ou enfoncer leurs lignes de défense avant la prise d’une base ou d’un aéroport militaire. Les combattants des autres brigades, y compris celles d’obédience islamiste ou salafiste, refusant de recourir aux attentats suicides, les jihadistes sont donc peu à peu devenus indispensables pour une rébellion à laquelle l’Occident a systématiquement refusé de livrer des armes lourdes, ce qui la rend aujourd’hui incapable de prendre des positions stratégiques sans l’aide des jihadistes. Paradoxalement, c’est donc l’absence du soutien militaire occidental aux forces laïques de l’ASL et aux islamistes modérés du Front Islamique de Libération de la Syrie (FILS) qui a permis aux jihadistes d’étendre leur influence sur le terrain syrien.
- Quelle est la réalité de l'aide qatarie apportée à l'opposition. Le Financial Times a évoqué il y a quelques mois le chiffre considérable de 3 milliards de dollars. Est-ce exagéré? De même, cette aide est-elle de nature financière uniquement où existe-t-il du matériel militaire (armes lourdes etc) affrété malgré le veto américain?
Je ne dispose pas d’éléments sérieux qui pourraient me permettre de chiffrer précisément le montant de l’aide financière accordée par le Qatar aux multiples composantes, civile et militaire, de la révolution syrienne. En ce qui concerne le matériel militaire, il est établi que du matériel sophistiqué à bien été livré par le Qatar à des brigades de l’ASL et du FILS. Au-delà de ce soutien officiel, des ONG humanitaires qataries ont également développé un partenariat avec les salafistes du Front Islamique Syrien (FIS). Dans une certaine mesure difficile à évaluer, ces missions humanitaires sont probablement une couverture pour apporter un soutien financier à une formation considérée par les Occidentaux comme infréquentable, bien que celle-ci ne soit pas inscrite sur la liste noire des organisations terroristes, contrairement aux jihadistes de l’EIIL ou de Jabhat an-Nusra.
Outre le veto américain sur la fourniture d’armes lourdes, l’aide qatarie apportée aux différents acteurs de l’opposition armée s’est sensiblement réduite aux cours des derniers mois. Cette baisse s’explique notamment par l’abdication en juin 2013 de l’Emir du Qatar, Hamad b. Khalifa Al-Thani, en faveur de son fils Tamim b. Hamad Al-Thani, et donc l’arrivée aux affaires d’un nouveau gouvernement,qui manifestement cherche à se mettre en retrait par rapport à la politique étrangère de son prédécesseur, dont l’activisme avait fini par agacer ses partenaires arabes et occidentaux. Toutefois le fléchissement du soutien qatari est compensé par une intensification de l’aide saoudienne, qui a récemment envoyé des conseillers militaires pour encadrer les brigades de l’ASL. A l’instar des qataris, les saoudiens n’apportent aucune aide aux combattants jihadistes, avec lesquels les gouvernements des pays du Golfe se considèrent en guerre, en particulier le gouvernement saoudien, dont l’actuel ministre de l'Intérieur, Mohammed b. Nayef, a failli périr en août 2009 dans un attentat-suicide organisé par Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA).
- Le Qatar semble avoir joué un rôle déterminant dans la libération des 9 otages chiites libanais arrêtés dans la région d'Alep. Confirmez-vous ce rôle ainsi que l'appui financier (150 millions de dollars) apporté par Doha? Le Qatar ne souhaite-t-il pas via cette libération et celle des pilotes turcs ainsi qu'au travers des différentes déclarations en vie de la libération des évêques encore kidnappés refaire de la médiation le cœur de sa stratégie en Syrie?
Manifestement le Qatar semble vouloir réorienter sa politique étrangère vers la médiation des crises internationales, rôle qui lui était dévolu sur la scène internationale avant son engagement « offensif » en faveur des révolutions du printemps arabe, notamment en Lybie et en Syrie. Toutefois, le rôle de la diplomatie qatarie dans l’affaire des otages libanais détenus à Azaz, une ville située au Nord-Ouest d’Alep, semble avoir été mineur malgré les déclarations de Khaled Al-Attiya, le nouveau ministre des affaires étrangères de l’émirat, qui avait tenu à annoncer lui-même le succès de la médiation de son pays dans cette crise. Si une rançon, certainement très inférieure aux sommes fantasmagoriques avancées par les médias, a probablement été versée aux ravisseurs de la brigade ASL « Tempête du Nord », c’est d’abord la déroute militaire de ces derniers face aux jihadistes de l’EIIL qui a rendu possible la libération des otages libanais, pas le carnet de chèques du Qatar.
On notera au passage que la brigade des ravisseurs n’était pas plus proche du Qatar que des Etats-Unis, dont le sénateur John McCain, ancien candidat républicain à la Maison Blanche, avait été reçu en mai dernier par les cadres de la « Tempête du Nord » dans leur bastion d’Azaz, qui tombera cinq mois plus tard entre les mains des jihadistes. Gageons que si les hommes de l’EIIL, l’organisation jihadiste la plus hostile aux chiites, étaient parvenus à mettre la main sur les otages libanais, suspectés d’appartenir au Hezbollah, même les millions du Qatar n’auraient pas pu faire grand-chose pour eux. C’est la raison pour laquelle le succès de la prochaine médiation organisée par Doha en faveur des deux évêques, qui auraient été enlevés par un groupe de combattants tchétchènes proches de l’EIIL, est aujourd’hui loin d’être acquis en dépit de tous les efforts déployés par les négociateurs qataris.