Historiquement, Al-Jazira a été le premier média à offrir une tribune aux opposants des régimes en place dans le monde arabe. Du fait de cette représentativité donnée aux marginalisés de ces pays, la chaîne de télévision et l’État du Qatar ont développé des relations médiocres, voire orageuses, avec un grand nombre de régimes dans les pays du Golfe.
"C'est le premier média à offrir une tribune aux opposants"
jeudi, 06 juillet 2017 07:00Tribune de Nabil Ennasri dans le journal La Croix sur la place qu'occupe Al Jazeera dans l'édifice diplomatique du Qatar et les raisons qui poussent les pays du blocus à vouloir la fermer.
"Pourquoi Al-Jazira gêne-t-elle les monarchies du Golfe ? L’avis de Nabil Ennasri". Spécialiste du Qatar, auteur de L’Énigme du Qatar (Éditions Armand Colin)
Au moment des révoltes arabes, l’Arabie saoudite et ses voisins, les Émirats arabes unis (EAU), ont vu d’un mauvais œil ces changements rapides et brutaux qui mettaient à bas les dirigeants et les systèmes politiques avec lesquels ils étaient liés. Ces pays ont également eu peur que ces révoltes débordent et se propagent à l’intérieur de leurs frontières, d’où leur volonté de les enrayer.
À cette époque aussi, Al-Jazira a offert une tribune mondiale aux Frères musulmans. Or, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se méfient de l’organisation islamique sunnite, fondée en 1928 par Hassan El Banna, pour deux raisons. Tout d’abord, la « trahison » historique de la guerre du Golfe en 1990 n’est toujours pas digérée. À cette époque, lorsque l’Irak envahit le Koweït, la confrérie des Frères musulmans ne prend pas parti pour l’Arabie saoudite, ce qui sera vécu comme un affront par Riyad.
Il faut aussi comprendre que l’islam saoudien veut prétendre au monopole de la lecture de l’islam dans le monde. Or, le seul mouvement transnational susceptible de proposer une alternative, c’est la vision portée par les Frères musulmans, une option d’autant plus perçue avec méfiance par Riyad que les « Frères » disposent d’un soutien populaire que n’ont pas les dirigeants de la monarchie wahhabite.
En invitant de nombreux membres de la confrérie sur son antenne, Al-Jazira a donc offert une tribune à l’Organisation islamique, créant de fait une connivence non pas idéologique, mais logique contre les autres pays du Golfe : la chaîne avait pris le parti de soutenir les peuples, qui ont eux-mêmes soutenu les Frères musulmans. Par ricochet, Al-Jazira a donc offert une tribune majeure à ces mouvements dans le monde arabe.
Pour conclure, le Qatar n’acceptera jamais de fermer la chaîne Al-Jazira. D’abord parce que cela porterait atteinte à sa souveraineté : on ne peut pas imposer à un État de supprimer un média simplement parce qu’il dérange les voisins. Et puis, Al-Jazira est l’un des piliers du soft-power de Doha. Fermer Al-Jazira reviendrait donc à mettre fin à l’un des piliers de la politique qatarienne.
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