La guerre froide du Golfe

jeudi, 04 juillet 2013 02:00

La situation explosive en Egypte n’est plus uniquement le fait d’un affrontement entre partisans et adversaires du président Morsi. Elle est également l’expression d’un clivage très net entre différentes puissances régionales. Parmi celles-ci, le Qatar et les Emirats arabes unis projettent, sur le terrain égyptien, un activisme radicalement opposé tant sur les plans politique, financier que médiatique.

Convergences envers Bahreïn et la Syrie mais profondes divergences sur l’Egypte

Depuis le début du « Printemps arabe », la fracture au sein des pays du Golfe n’a fait que se creuser mettant en évidence l’émergence de deux camps opposés. Le premier, emmené par Riyad et Abou Dhabi, a exprimé dès la chute de Ben Ali, et encore plus avec l’éviction de Moubarak, ses craintes d’un élargissement des révoltes populaires. Pour couper court à toute contagion sur leur sol, la réplique a été radicale et s’est matérialisée par la mise sous protectorat de Bahreïn par les forces armées saoudiennes, décision que l’ensemble des pays du Conseil de coopération du Golfe a adoubée. L’union sacrée s’est également traduite dans le soutien des pétromonarchies à la révolte syrienne avec une ligne politique largement tributaire du lourd contentieux qui oppose, à des degrés divers, les capitales du Golfe à l’Iran dans un contexte où le clivage confessionnel devenait prédominant. Mais la relative connivence sur les théâtres syrien et bahreïni cache mal la fracture profonde que les positionnements respectifs sur l’actuelle crise égyptienne révèlent de manière flagrante.

En janvier dernier, un influent observateur émirati, Sultan Sooud Al Qassemi mettait en évidence le « schisme » qui traversait les pays du Golfe[1]. Au cœur de la division, on trouve le dynamisme du Qatar qui, depuis l’irruption des révoltes arabes, apporte un appui massif aux formations politiques sorties vainqueurs des scrutins. En Tunisie et surtout en Egypte, l’assistance financière de Doha tout comme le soutien politique et médiatique aux gouvernements dominés par les Frères musulmans sont vus d’un très mauvais œil par les familles royales saoudienne et émirienne. Depuis la guerre du Golfe de 1991, ces dernières n’ont jamais pardonné aux Frères leur positionnement en faveur de Saddam Hussein, assimilé à une grande trahison. Les condamnations très dures du prince Nayef, ministre de l’intérieur saoudien en 2002, considérant les Frères musulmans comme « la principale cause des problèmes de la région », expriment toujours la vision des appareils d’Etat saoudien et émirien. Ces derniers jours, ce lourd climat anti-Frères musulmans a de nouveau surgi à la faveur du plus grand procès de l’histoire des Emirats dans lequel comparaissaient des dizaines de membres présumés d’une cellule interdite de la confrérie[2]. Entaché de multiples entorses et épinglé par diverses ONG pour usage de la torture, ce procès a démontré l’ampleur de l’opprobre jeté sur ce mouvement tant du côté des autorités que de l’ensemble du paysage médiatique. C’est également depuis Abou Dhabi où il a trouvé refuge avec de nombreux cadres de l’ancien régime qu’Ahmed Chafiq, concurrent de Morsi à la présidentielle de juin 2012 et dernier Premier ministre de l’ère Moubarak, annonçait sa volonté de rentrer au pays. Le tropisme du gouvernement émirien envers les forces de l’opposition se situe donc à l’exact opposé de la diplomatie qatarie qui souhaitait renverser son isolement dans le Golfe par un renforcement des liens avec les nouveaux maîtres du Caire.

Al Jazeera et Al Arabiya aux lectures opposées

Sur le terrain médiatique, l’analyse du traitement de l’information entre les chaînes de télévision Al Jazeera et Al Arabiya fait apparaître un décalage tout aussi patent. Le schéma de l’hiver 2011 qui avait vu la chaîne qatarie s’enthousiasmer des manifestations anti-Moubarak tandis qu’Al Arabiya relayait les réserves des ses bailleurs de fonds, semble complètement inversé. Ces derniers jours, la ligne éditoriale d’Al Jazeera s’est exprimée en faveur d’un soutien à la légalité démocratique du président égyptien, le terme de « chari’iya » (légalité) omniprésent dans les discours des partisans de Morsi devenait même l’angle sous lequel la situation politique était évaluée sur les écrans de la chaîne. Sur leurs comptes Facebook et Twitter, les journalistes vedettes de la chaîne tels Ahmed Mansour ou Fayssal Al Qassem exprimaient tout leur soutien au camp du président. Lundi 1erjuillet, dans la foulée de l’ultimatum lancé par l’armée, Al Jazeera faisait état des nombreuses manifestations qui éclataient un peu partout en Egypte dont le principal mot d’ordre était de défendre « la légalité du président ».

C’est une réalité largement différenciée que la chaîne Al Arabiya donnait à voir au même moment. Pendant plusieurs jours, alors qu’Al Jazeera scindait son écran en deux pour montrer les mobilisations des différentes parties, c’est essentiellement sur la place Tahrir que se concentraient les images de sa rivale. Le 2 juillet, lors des évènements survenus près de l’université du Caire se soldant par plusieurs morts et des dizaines de blessés, l’information de la chaine qatarie qui mentionnait que des« assaillants ont ouvert le feu sur les partisans du président Morsi » (muhajimoune yatliquna an nar ‘ala mou’ayidi ara’iss Morsi) se transformait auprès de sa concurrente « en affrontements entre pro et anti-Morsi » (ichtibakate bayna mo’aridi wan ansar Morsi). Dans l’après-midi, Al Arabiya diffusait dans ses bulletins télévisés (jusqu’à répéter la séquence vidéo à plusieurs reprises) une scène où un homme présenté comme membre de la milice des Frères tirait à la mitraillette. Dans un environnement où la bénédiction religieuse est centrale dans la légitimité des postures politiques, Al Jazeera a longuement mis en évidence le communiqué de La Ligue des oulémas musulmans qui dénonçait la destitution de Morsi et le coup de force des militaires. Au même moment, Al Arabiya soulignait l’approbation par Al Azhar des agissements de l’armée et commentait les paroles du Cheikh salafi Abou Ishaq Al Howeiny qui, tout en légitimant les manifestations pacifiques en faveur de Morsi, conseillait néanmoins ses partisans à ne pas y participer et à « rentrer dans leurs demeures ». Quelques temps plus tard, alors que les bureaux de la chaîne Al Jazeera étaient fermés par la sécurité égyptienne et l’ensemble du personnel arrêté, Al Arabiya, communiait avec l’impressionnante foule massée sur la place Tahrir tout en relayant les félicitations apportées par le roi saoudien et le gouvernement émirien à l’égard de la décision de l’armée.

Dans le réseau d’alliances stratégiques mis en place par le Qatar depuis l’avènement des soulèvements arabes, la place de Égypte, véritable pays-pivot dans l’équation stratégique du Moyen-Orient, occupe une place centrale. Nul doute que la déposition du président Morsi présente toutes les caractéristiques d’un coup dur pour son édifice diplomatique. Mais il n’est pas sur que les autres puissances du Golfe puissent tirer un bénéfice durable d’une conjoncture aussi fragile qu’explosive. En cas de chaos, l’effondrement d’une Egypte frontalière avec le royaume saoudien serait un cauchemar pour tous les acteurs. Dans un scénario où une difficile transition parvenait tant bien que mal à voir le jour, il est certain que les Frères musulmans continueront à occuper un rôle majeur. Dans les deux cas, la scène égyptienne alimentera pendant longtemps une guerre froide du Golfe où, à la différence du clivage survenu lors de la chute de Moubarak, l’énergie mobilisatrice d’un unanimisme révolutionnaire a cédé la place à un peuple égyptien profondément divisé.

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