Coupe du monde 2022 : nouvelles accusations de corruption contre le Qatar

mercredi, 30 janvier 2013 01:00

Entretien réalisé avec Pierre Puchot, journaliste à Mediapart. Paru sur le site Mediapart le 29 janvier 2013. 

On connaissait déjà les contrats mirifiques, en millions d’euros, qui avaient permis au Qatar de s’attacher les bonnes grâces de personnalités emblématiques du football comme Zinedine Zidane ou Pep Guardiola, soutiens décisifs lors de l’élection qui permit à Doha de se voir attribuer la Coupe du monde 2022. Dans une enquête intitulée Qatargate, le journal France Football apporte mardi 29 janvier de nouveaux éléments sur le processus de corruption qui aurait été mis en branle lors de la désignation du pays organisateur, et notamment l’achat par les Qataris des voix de la fédération des Caraïbes.

Quelle est la part de responsabilité de la Fédération internationale de football association (Fifa) dans ce triste panorama ? Comment le Qatar agit-il à l’échelle internationale pour étendre son influence, par le biais d’ambassadeurs de prestige comme Michel Platini ou Nicolas Sarkozy ? Le « Qatarbashing » est-il devenu une pratique largement répandue du fait des succès du petit émirat ? Décryptage avec Nabil Ennasri, spécialiste du Qatar et auteur de l’ouvrage L’Énigme du Qatar, à paraître le 6 mars chez Iris édition.

 

Comment réagissez-vous à cette enquête qui présente le Qatar comme un élément de corruption vis-à-vis de la Fifa et du monde du football dans son ensemble ?

On connaissait depuis longtemps le fonctionnement semi-mafieux de la Fifa, les pots-de-vin, tout cela est documenté. Quand le Qatar a réussi à obtenir l’organisation de la Coupe du monde 2022, on pouvait donc se poser la question de la corruption éventuelle, car le processus de prise de décision de la Fifa est extrêmement trouble. Et les enjeux financiers sont colossaux. Ces soupçons de corruption, nous les avions donc depuis deux ans, depuis décembre 2010, date à laquelle le Qatar a été désigné pour organiser l’événement.

On se rappelle notamment le cas de Mohammed Bin Hammam, qui était l’un des représentants qataris au comité exécutif de la Fifa. Du fait de sa volonté trop affichée de soudoyer un certain nombre d’agents au sein de ce comité, ou d’acheter tout simplement les votes, il a fini par être radié. Une commission d’éthique est en train de travailler sur le dossier du Qatar. Ces soupçons et éléments de corruption sont aujourd’hui davantage étayés par l’enquête de France Football. Mais on savait déjà pour Nicolas Sarkozy qui aurait, selon l’hebdomadaire, conseillé discrètement à Michel Platini de voter pour le Qatar.

Mais le problème n’est pas tant les agissements du Qatar que le fonctionnement de la Fifa et son absence totale de transparence. Si l’on devait retirer l’organisation de la Coupe au Qatar, la première des choses à faire, ce serait avant tout de remettre en question cette institution qui gère le football mondial. C’est pour cela d’ailleurs, à mon sens, que l’on n'ira pas jusqu’au retrait.

Car pourquoi remettre en cause le processus de désignation du Qatar, et ne pas regarder ce qui s’est passé pour la Russie par exemple, qui organisera la Coupe en 2018 ? In fine, le Qatar paie sa volonté d’affichage. À force de vouloir tout rafler, de se porter candidat à toutes les compétitions internationales, il suscite une véritable exaspération et de la jalousie. Le Qatar est victime de son succès. Il est parvenu à obtenir la Coupe du monde, et il s’est d'ores et déjà porté candidat pour les Jeux olympiques en 2024, après ses candidatures pour 2016 et 2020. L’émir a d’ailleurs dit qu’il était certain d’obtenir ces jeux tôt ou tard.

Les Qataris considèrent l’argent comme la voie royale menant au succès, ce qui va directement à l’encontre de l’esprit sportif. C’est par exemple la raison pour laquelle plusieurs joueurs français ont fait une demande de naturalisation au Qatar, dans la perspective de la Coupe du monde de handball en 2015. C’est un moyen pour l’émirat, qui n’a jamais réussi à percer dans les compétitions, d’obtenir des succès sportifs. Le Qatar s’est engagé dans le même processus de naturalisation dans le football, avec des joueurs brésiliens. Cela a d’ailleurs créé beaucoup de tensions autour de la Fifa, qui a dû prendre des mesures pour rendre plus difficiles les procédures de ce type.

Le sport, premier levier diplomatique de l'émirat

Outre ces éléments objectifs, vous estimez par ailleurs que les Qataris sont victimes de leur origine géographique et de leur idéologie religieuse. 

Il y a un certain nombre de non-dits. Dès qu’il vient des pays arabes, l’argent devient suspect. C’est encore plus significatif dès qu’il émane des pays du Golfe, et il est plus facile de faire des procès d’intention au Qatar qu’à la Russie, pour reprendre cet exemple. Un des auteurs de l’enquête de France Football soulignait d’ailleurs que des soupçons de corruption pesaient à l’époque de l’attribution de la Coupe du monde à l’Allemagne en 2006 ou sur les Jeux olympiques de Londres en 2012. Il faut donc faire la part des choses. C’est un système tout entier qu’il faut examiner, pas simplement les pratiques d’un seul pays.

Comment, et pourquoi, le Qatar s’est-il organisé pour développer une telle influence dans les milieux sportifs ?

Cela participe d’une politique formalisée dans un document, « Qatar vision 2030 » : de l’avis des décideurs qataris, le Qatar doit devenir incontournable dans les domaines diplomatique, médiatique, religieux, sportif et culturel, pour compenser ses faiblesses intrinsèques. Immensément riche, le Qatar est aussi très vulnérable, face à une Arabie saoudite qui n’a jamais caché ses prétentions à engloutir le Qatar, ou d’un Iran menaçant. C’est pour cela que le Qatar a choisi d’accueillir la plus grande base américaine en dehors des États-Unis. C’est pour cela aussi qu’il développe cette politique de visibilité à l’échelle internationale.

Tout est construit via le Qatar Investments Authority (QAI), qui a différentes filiales, dont Qatar Sport Investments (QSI), mais aussi le comité olympique qatari. Tout est mis en place pour doter d'un fort budget ces filiales. Les lignes budgétaires sont presque sans limite. Le Qatar dispose de la 3e réserve mondiale de gaz, vend 800 000 barils de pétrole par jour, pour une population de deux millions d'habitants, dont seulement 300 000 nationaux, qui récupèrent cette manne. En PNB par habitant, le Qatar est le pays le plus riche du monde. Il dégage chaque année un bénéfice net de 60 milliards de dollars. La moitié est destinée à des investissements à l’étranger.

Dès le moment où le Qatar fait du sport un levier de sa diplomatie, il va dépenser sans compter dans ce domaine. Si vous ajoutez à cela le fait que celui qui chapeaute la politique sportive de l’émirat, c’est le prince héritier lui-même (très féru de sport, c’est lui qui a pensé au rachat du PSG), on voit bien qu’au plus haut sommet de l’État, le Qatar fait tout pour exister sur le plan sportif.

Cela dit, cette absence de limite commence à leur poser des problèmes, notamment à l’intérieur du pays.

Et au sein même de la famille de l’émir, dit-on.

C’est vrai. Ce bouleversement qu’a subi le Qatar en l’espace de quinze ans n’est pas du goût de tous les Qataris. Certains craignent pour leurs traditions et leur identité arabe bédouine. Ils critiquent aussi la volonté de la première dame, Cheika Moza, d’incarner un féminisme musulman et de casser un certain nombre de codes, notamment dans sa manière de s’habiller à l’étranger.

Il y a eu plusieurs rumeurs de coup d’État ces dernières années. Et l’un des enjeux pour le Qatar, c’est de maintenir un équilibre au sein de la société. Mais comment faire, alors qu'il va à nouveau complètement changer de visage d’ici à la prochaine coupe du monde, puisqu’il va notamment accueillir un million de travailleurs supplémentaire ?

Ce décalage entre 90 % d’étrangers pour 10 % de nationaux qui accaparent les richesses pose d’ailleurs question à tous les pays du Golfe. Un ministre de Bahreïn avait estimé il y a quelques années que les questions d’identité nationale dans ces pays étaient pour eux une menace bien plus importante à terme qu’une attaque israélienne ou que la bombe iranienne.

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