Marqueur de son identité, cette manière de faire est quasiment unique dans l’espace audiovisuel arabe. Lors de chacune de ces émissions, le duel du mardi soir s’est souvent transformé en affrontements tragi-comiques entre pro et anti-Bachar. Loin de faire la promotion des seuls rebelles, la forme du plateau a permis l’expression des porte-paroles du gouvernement syrien.
L’une des personnalités les plus invitées au cours de ce programme fut Cherif Chehata, voix médiatique du régime de Damas. Ce dernier, ainsi que d’autres soutiens de Bachar el-Assad, a pu s’exprimer en toute liberté et n’a pas hésité à dénoncer ardemment la couverture d’Al Jazeera et à vilipender la politique du Qatar.
« L’opinion et son contraire »
Il en fut de même pour les autres foyers de tension de la région : qu’il s’agisse des crises égyptienne, irakienne ou koweïtienne, chaque camp a pu faire de cette émission une tribune pour faire entendre ses revendications. Suffisamment rare pour être soulignée, cette volonté de mettre en pratique le slogan de la chaîne (« Ar ra’y wa ara’y al akhar », l’opinion et son contraire) constitue l’une des raisons majeures de son succès.
Comme pour 2012, il est certain que quasiment toute la grille des programmes sera encore dominée par la Syrie. Ses nombreux correspondants installés dans les zones sous contrôle de la rébellion lui permettent de suivre l’actualité de près et d’être aux premières loges le jour où le régime de Damas s’effondrera.
Cet alignement n’est pas sans conséquence sur l’équilibre interne de la chaîne. Certains journalistes, réfutant ce nouveau positionnement, avaient pris leur distance dès le printemps 2011. Longtemps figure emblématique du groupe et ancien directeur de son bureau à Beyrouth, Ghassan Ben Jeddou a même pris la direction d’une chaîne concurrente nommée Al Mayadeen. Plus récemment, c’est le correspondant à Berlin qui a claqué la porte, arguant d’un manque d’objectivité dans la lecture des évènements du Moyen-Orient.
Même si les accusations sont parfois fantaisistes (telles celles créditant l’idée que la présentatrice-vedette Eman Ayad avait démissionné, alors que son départ était en réalité dû à la forte dégradation de son état de santé), il n’en demeure pas moins que la collusion trop évidente entre la ligne éditoriale de la chaîne et le positionnement diplomatique du Qatar à l’égard du Printemps arabe est source de tensions et de nombreuses critiques.
Pénétrer le sol américain
Si Al Jazeera a perdu de sa splendeur, elle demeure le média dominant du monde arabe et a pour ambition de consolider sa première place en élargissant le périmètre de diffusion de son audience. Ses projets de nouvelles chaînes sont déjà en place dans plusieurs langues (serbo-croate, turc), et même si la version en swahili (langue de la Corne de l’Afrique) a été suspendue, sa mise à l’arrêt n’est que provisoire.
L’horizon du groupe qatari se veut « mainstream » et l’orientation de cette année semble se fixer sur la consolidation de sa présence en Occident, espace considéré comme stratégique dans le cadre de la politique d’influence de l’émirat. Preuve de cet attrait, Al Jazeera a racheté la chaîne Current TV afin d’augmenter ses parts de marché aux Etats-Unis.
Pendant longtemps, la fenêtre outre-Atlantique lui a été fermée mais, constatant que près de la moitié des internautes qui consultaient son site en anglais provenaient des Etats-Unis, la direction a mis les moyens pour pénétrer le sol américain. Le montant de la transaction, plus de 500 millions de dollars, donne la mesure de l’effort consenti. Beaucoup moins clivante que sa sœur arabe, la déclinaison anglophone a désormais pignon sur rue.
Elle est née en 2006, et son professionnalisme a même été salué par l’administration Obama pour son traitement de l’actualité des révoltes arabes. Distinguée par de nombreuses récompenses, elle s’est érigée en véritable concurrente pour les grands canaux d’information tels que CNN ou la BBC. Pour ce qui est des versions en espagnol et en français, même si ces dossiers sont bien avancés, le groupe n’a pas encore décidé lequel des deux canaux devrait voir le jour avant l’autre.
Expérience du cas français
Réseau aux ramifications multiples, la branche sport d’Al Jazeera, hégémonique sur le marché de la retransmission du sport (et notamment du football) au sein du monde arabe, continuera elle aussi son ascension. Tirant profit de son expérience française, le groupe va aussi mettre en place une nouveauté qui va bousculer les traditions.
Souhaitant distinguer ses activités liées à l’actualité politique de celles du sport, Al Jazeera Sport va prendre le nom de BeIn Sport au niveau mondial. Cette appellation plus consensuelle lui évitera de pâtir du déficit d’image que véhicule encore son logo dans le monde anglo-saxon. Le retour d’expérience du cas français est donc une source d’inspiration pour les stratèges de Doha.
Pour le sport comme pour d’autres domaines, la France est devenue une forme de laboratoire de la stratégie qatarie, que l’émirat pourra, à terme, dupliquer dans d’autres territoires.