Comme c’est très souvent le cas sur ce réseau social, le message se termine par un hashtag qui porte la mention #LeQatarFinanceLeTerrorisme (écrit en arabe), ce qui ne laisse aucun doute sur le parti pris des auteurs. Enfin, la publication est accompagnée d’une illustration infographique qui donne davantage de précisions : l’Etat suisse, représenté par l’image du drapeau helvétique, aurait ainsi lancé une série d’enquêtes au sujet de personnalités qataries ou proches de l’émirat gazier. Trois visages sont insérés dans le visuel : celui de Abderahmane al-Nu’aimy, co-fondateur d’une ONG de défense des droits de l’homme basée à Genève et nommée al-Karama ; Ali al-Swuaydi, présenté comme le président du Conseil islamique mondial et Nicolas Blancho, président du Conseil central islamique de Suisse. Semblant convaincu de la véracité de ses révélations et comme pour mieux signifier le message qu’il souhaite véhiculer, le média saoudien signale dans sa publication un autre compte twitter du nom de « Akhbar Swissra », autrement dit « Informations de Suisse ». Ce dernier, authentifié par l’administration de Twitter (authentification visible par la présence du cochet bleu au dessus du nom du compte) renvoie au Service international de la télévision et radio suisse. Cette manœuvre de signalement – technique régulièrement utilisée par les habitués de Twitter - a certainement été activée par l’auteur du message dans le but d’avertir son interlocuteur de la gravité de la situation.
Nouvel épisode de la guerre médiatique
Aussitôt après sa publication, le tweet reçoit une avalanche de réponses. Si une partie de ceux qui réagissent applaudissent l’idée selon laquelle le Qatar serait, pour la première fois, directement mis en cause par un Etat européen (et non des moindres puisque la Suisse est le siège d’un nombre important d’institutions onusiennes et de juridictions internationales), d’autres crient à la machination. Parmi les internautes qui montent au créneau, le compte du nom de « Swiss_AR » est celui dont la réponse bénéficie du plus grand écho. Se présentant comme le « compte privé de la Suisse en langue arabe », ce dernier qui dispose d’une bonne audience sur Twitter (plus de 51 000 abonnés) n’est cependant pas authentifié par l’administration du réseau social (absence de cochet bleu). Toujours est-il que sa réponse en riposte du tweet accusateur est sans appel. Retweetée plus de 3 700 fois, elle affirme « qu’il est très malheureux de voir des pays arabes se monter les uns contre les autres » ajoutant « qu’il n’existe aucune information en Suisse confirmant ce qui est écrit par Infographic_ksa ». Le message se clôt par deux hashtags portant la mention #ArrêtezDePorterAtteinteAuQatar et #LaSuisseEstUnEtatNeutre.
Coincé par un démenti qui a l’air officiel (le compte « Swiss_AR » renvoie dans sa présentation à un site internet se présentant comme « les autorités suisses en ligne »), le média saoudien a jugé bon de tweeter peu après un article du journal Le Temps qui semble donner raison à son accusation. Intitulé « Les services secrets suisses ciblent des islamistes pro-Qatar » et rédigé par son rédacteur en chef adjoint Sylvain Besson, cette enquête relativement longue met effectivement en évidence le fait que les services suisses surveillent les agissements de personnalités plus ou moins liées au Qatar pour cause d’un soutien à des organisations radicales. Mais en aucun cas, le journal n’affirme que le gouvernement suisse a démarré une enquête officielle visant nommément l’Etat du Qatar pour un soutien direct à des groupes terroristes. Dans la bataille que livrent les pays du blocus à leur ennemi déclaré et qui vire à l'acharnement, le média saoudien a certainement cru donc bon de tirer la ficelle de l’article du Temps pour jeter définitivement l’opprobre sur Doha.
On imagine en effet la portée catastrophique pour la réputation de l’émirat gazier si Berne avait officiellement diligenté une enquête en bonne et due forme au sujet d’un soutien à des groupes terroristes. Mais l’article du Temps est très loin d’avoir affirmé cela ; ce dernier ne fait que relever les signalements des services suisses envers des acteurs agissant sur le sol helvétique et proches du Qatar mais sans jamais porter d’accusations péremptoires. Certains de ces acteurs ont d’ailleurs pignon sur rue à Genève et on imagine mal comment la Suisse les laisserait faire s’ils avaient un lien avéré avec le terrorisme mortifère d’inspiration djihadiste. Parmi ces derniers, Abderahmane al-Nu’aimy qui, même s’il est régulièrement mis en cause, n’a jamais été condamné par la justice helvétique et dont l’ONG dont il est le fondateur (et dont il s’est séparé depuis) travaille depuis des années en collaboration avec d’autres organisations de l’ONU ou le CICR (Comité international de la croix rouge).
« Calomnier, calomnier, il en restera toujours quelque chose »
Cet épisode malheureux dévoile une fois de plus la radicalisation des pays du Quartet (Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Bahreïn, Egypte) dont l'aversion pour Doha atteint des sommets. Dans ce conflit où tous les coups bas semblent permis, il est d’ailleurs utile de rappeler que les hostilités avaient été précédées fin mai par l’opération de piratage du site de l’agence de presse officielle qatarie (QNA) que les services américains ont attribué aux Emirats arabes unis. La particularité aujourd’hui est que les acteurs engagés dans cette dispute n’hésitent plus à déporter leur dispute jusqu’au cœur des capitales occidentales qui sont considérées de part et d’autre comme autant d’espaces stratégiques afin de rallier les élites dirigeantes à leur cause. Dans cette confrontation, la Suisse fait figure de place centrale. Siège de nombreuses institutions internationales et pays récipiendaire d’une partie importante des capitaux du Golfe, voir Berne prendre position pour l’un ou l’autre camp relèverait de la victoire diplomatique décisive. Néanmoins, la confédération helvétique, dont la neutralité dans les conflits est constitutive de son identité nationale, n’est pas prête de s’aligner. On peut même affirmer qu’en utilisant ce genre de procédés frauduleux et malhonnêtes, les pays du blocus sont loin d’avoir augmenté leur crédit auprès des élites dirigeantes à Genève.