Ce sont des annonces qui vont faire l'effet d'une petite bombe. Mercredi 14 mai 2014, les autorités qataries ont annoncé une profonde réforme de la "Kafala", système mis en place depuis de nombreuses années et qui fait l'objet d'un faisceau de critiques. Maintenant un rapport de subordination entre l'employeur et l'employé, ce dispositif est décrié par les organisations de défense des droits de l'homme qui voient en lui l'une des sources des abus qui confinent de très nombreux ouvriers (notamment asiatiques) dans une situation de grande précarité.
Les nouveautés des annonces faites sont de trois ordres. Il y a d'abord une abrogation effective du système de la Kafala qui juridiquement n'existe plus. Il est désormais remplacé par un mécanisme stipulant les ''conditions d’entrée, de résidence et de sortie des étrangers au Qatar''. Concrètement, cela signifie que les prérogatives jusqu'ici attribuées aux employeurs sont notablement revues à la baisse. Jusqu'ici, un employé devait, pour quitter le territoire (de manière définitive ou seulement pour des séjours de vacances) demander l'autorisation à son sponsor (kafeel) qui pouvait alors décliner la demande sans même motiver son refus. Désormais, toute demande de sortie du territoire devra être notifiée auprès du Ministère de l'intérieur qui, via un système électronique baptisé ''Matarash 2'' centralisera toutes les demandes et délivrera automatiquement le visa de sortie sous un délai de 72 heures. De même, la possibilité de pouvoir changer de travail sera facilitée, ce qui permettra un relatif mouvement des travailleurs qui ne seront plus obligés de rester confinés aux mêmes tâches chez le même employeur au cours de leur résidence. Enfin, la technique de la confiscation du passeport, relativement répandue malgré sa formelle interdiction, sera davantage réprimée avec des amendes qui vont être considérablement augmentées. Enfin, et afin de pallier aux retards des versements et d'éviter les mauvaises surprises, les salaires seront versés via un système électronique qui permettra de renforcer la transparence et de bénéficier d'un suivi régulier. Preuve de l'importance de ces nouvelles dispositions, ce ne sont pas moins de trois ministères qui ont travaillé de concert pour établir les contours de cette nouvelle réforme : celui de l'Interieur, celui du Travail et des Relations sociales et celui de la Ville et du Plan urbain.
La série de mesures annoncées part le gouvernement vise également une amélioration pratique des conditions de vie. Afin d’accueillir dignement les 200 000 travailleurs supplémentaires en 2014, de nouvelles constructions de logements modernes ont été annoncées. Le Ministère de la Ville et du Plan urbain a ainsi affirmé être en mesure de pourvoir des logements décents aux nouveaux venus en accord avec les standards internationaux. Enfin, dans une volonté de surveiller la mise en application effective de ces réformes, le Ministère du Travail prévoit l'embauche de 300 inspecteurs supplémentaires. Ce dernier point est d'une importance capitale car l'arsenal juridique précédent contenait des mesures de rétorsion dissuasives mais c'est le manque de surveillance qui ouvrait la porte aux abus répétés.
Il est clair qu'avec ce genre de mesures, le Qatar s'est engagé dans une authentique voie de réformes. Il est également indéniable que c'est sous le coup de la forte pression internationale que les autorités ont pris conscience de l'impérieuse nécessité d'opérer une profonde transformation d'un code du travail qui était considéré comme l'un des plus restrictifs de la planète. Après les rapports de Human Rights Watch, d'Amnesty international ou de la Confédération internationale des syndicats ainsi que l'intense campagne de médiatisation sur le sort tragique des ouvriers, le Qatar ne pouvait se permettre de faire le dos rond. C'est donc à la fois une bonne nouvelle pour les 1, 2 million de travailleurs qui verront leurs conditions de vie s'améliorer mais également une victoire pour les ONG qui ont réussi à se servir utilement du dossier de la Coupe du monde. Il est nécessaire ici de faire la distinction entre les détracteurs du Qatar qui, souhaitant profiter de la malheureuse condition ouvrière, plaident pour que l'on retire le Mondial 2022 à l’émirat, de ceux qui envisagent la Coupe du monde comme d'un levier intelligent. Comme le souligne justement Pascal Boniface, la forte exposition médiatique du Qatar devait être utilisée à bon escient : non pas comme une manière de reconsidérer la décision de la FIFA (option qui cache mal la non-acceptation par certains du choix d'un pays arabo-musulman pour organiser l’événement le plus médiatisé de la planète) mais comme d'une opportunité pour amener les dirigeants du pays à une refonte de leur système dans une optique de renforcement des droits humains. Dans ce cadre, la seconde option est bien plus judicieuse et honnête intellectuellement surtout dans un contexte politique favorable où le jeune émir Tamim garde un œil très attentif aux dossiers internes du pays.
Néanmoins, il est à souligner que les décisions annoncées doivent encore passer par plusieurs étapes avant leur entrée en vigueur. La nouvelle loi doit notamment être soumise au Conseil de la choura (organe consultatif), et à la Chambre de commerce et d'industrie avant sa promulgation. Même si elle ne réglera pas tous les problèmes, il y a fort à parier qu'elle permettra une amélioration tangible des conditions de vie d'une population qui représente plus de 90% de la force ouvrière du pays. De même, dans sa stratégie de la démarcation consistant à s'ériger comme un modèle pour le Golfe, cette décision historique risque de susciter un malaise auprès des voisins du Qatar qui devront certainement alléger leurs conditions de sponsorship. La région est donc peut être à la veille d'un changement notoire qui porte en germe les termes d'un nouveau contrat social dont on espère qu'il consacrera une meilleure égalité.