La Turquie post-coup d’État ou le syndrome du pays assiégé
Du côté de la Turquie, le pays est encore traumatisé par la tentative de coup d'État fomenté par une partie de l'armée en juillet dernier. Depuis ce coup de force qui s'est soldé par des centaines de morts et blessés, le gouvernement central a entrepris une large purge au sein de l’administration et a radicalisé son positionnement sur plusieurs dossiers. Le référendum prévu le 16 avril prochain constitue pour l’AKP, le parti au pouvoir, un virage déterminant dans sa stratégie de survie politique. Le président Erdogan, dont il faut rappeler qu’il a triomphalement été élu en août 2014 lors du premier scrutin présidentiel organisé au suffrage universel, souhaite amender la Constitution pour renforcer le pouvoir exécutif. Si son projet de réforme est adopté par le peuple, il lui permettra d'avoir les coudées franches dans sa volonté de poursuivre son œuvre de modernisation du pays entreprise depuis 2002. Le problème pour le chef d’État turc est que contrairement aux précédents scrutins, les sondages ne prédisent pas une victoire de son camp. Afin d’optimiser ses chances de succès, le gouvernement compte sur la diaspora à l'étranger estimée à plusieurs millions de personnes. C'est la raison pour laquelle des meetings ont été prévus ces dernières semaines dans divers pays européens, notamment les Pays-Bas, l'Allemagne et la France.
Les Pays-Bas et la course au discours de l’extrême-droite
Du côté des Pays-Bas, le climat politique de ce mois de mars marqué par des élections législatives cruciales constitue certainement la raison qui a poussé le Premier ministre Mark Rutte à durcir son discours pour ne pas laisser le monopole du thème de l'islam et de l'immigration à son rival. Au coude à coude avec son challenger populiste et leader de l’extrême-droite Gert Wilders, le chef du gouvernement a ainsi refusé l’entrée sur le territoire de Mevlut Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères qui devait se rendre à Rotterdam dans le cadre de la campagne en faveur du oui au référendum. Au même moment, les autorités expulsaient un autre membre du gouvernement d'Ankara ; arrivée quelques heures avant le meeting prévu dans l’agglomération portuaire hollandaise, Fatma Betül Kaya, ministre de la Famille, a été renvoyée vers l'Allemagne d’où elle était arrivée. Cette double décision a mis le feu aux poudres ; en conséquence de ces agissements, le président Erdogan a dénoncé l’attitude de La Haye la qualifiant improprement de « vestiges nazis et fascistes ». Preuve du climat délétère qui règne entre les deux pays, le vice-Premier ministre Numan Kurtulmus a déclaré lundi 13 mars que l’ambassadeur néerlandais à Ankara, actuellement en dehors de la Turquie, ne sera pas autorisé à rentrer dans le pays. Il a également ajouté que les autorités s’apprêtaient à dissoudre le groupe d’amitié Turquie-Pays-Bas au parlement. Devant une telle levée de boucliers, les autorités néerlandaises ont justifié leur décision par la menace à l’ordre public que faisaient courir des rassemblements de masse dans le pays.
Des prétextes en trompe l’œil
Pourtant, comme le rappelle le juriste belgo-turc Mehmet Saygin, le prétexte de la menace à l'ordre public ne tient pas. D'abord parce que dans beaucoup de pays, des rassemblements de ce type se font de manière régulière sans que les États n'interviennent pour les empêcher. De même, ces arrêtés d’interdiction entrent en contradiction avec la liberté d’expression qui constitue pourtant l’un des socles de l’idéal démocratique que l’Union européenne se targue d’incarner. Dans un élan consistant à justifier pareille mesure liberticide, certains pointent du doigt la dérive autoritaire du président Erdogan comme étant incompatible avec l’organisation de meetings en sa faveur sur le sol européen. Là aussi, l'argument n’est pas recevable puisque si ce type de dérives suffisait à empêcher des visites officielles, il faudrait alors appliquer la même politique de bannissement pour d’autres pays dont le glissement vers un autoritarisme est flagrant. Beaucoup en Turquie et dans la diaspora s’offusquent en effet du sort réservé à leurs représentants alors que les pays de l’Union européenne n’ont pas fait preuve de la même sévérité lors des réceptions des responsables du régime putschiste égyptien ou du gouvernement d’extrême-droite israélien.
Enfin, pour mieux apprécier le "deux poids deux mesures" européen, certains à l’instar de l’avocat Selçuk Demir mettent en évidence une forme d’hypocrisie européenne. En effet, ces derniers jours, des rassemblements en faveur du non au référendum ont été organisés en Hollande et dans d'autres pays d'Europe sans que cela ne provoque du côté des autorités la moindre réprobation. Pire, des manifestations où se pressaient des centaines voire des milliers de personnes opposées à la politique d’Erdogan ont récemment vu le jour sur le continent avec des prises de parole de responsables du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), lequel est pourtant considéré comme « organisation terroriste » par la Turquie et l’Union européenne! Du coup, pourquoi fermer les yeux sur des initiatives en présence de personnalités s’exprimant ouvertement en faveur de groupes illégaux et interdire celles soutenant un parti de gouvernement dans le cadre d’une campagne électorale pacifique ? D’autant que, comme le souligne l'historien Dominique Vidal, il est coutume dans de nombreux pays démocratiques que des responsables politiques battent le pavé à l'étranger à l’approche des scrutins.
Des acteurs du monde musulman dénoncent la position européenne
Alors que de nombreuses formations politiques au niveau européen soutiennent l'attitude des Pays-Bas et de l'Allemagne (en France, les principaux candidats à la présidentielle comme François Fillon, Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont sur cette ligne), une partie du monde musulman exprime sa solidarité avec la Turquie et dénonce ce comportement comme étant une intolérable censure. L'une des expressions les plus vives dénonçant la position de La Haye et de Berlin provient de l'Union mondiale des oulémas. Basée au Qatar, cette association qui regroupe des milliers de savants religieux et de prédicateurs à travers le monde musulman a publié un communiqué où elle condamne l'indignation sélective de gouvernements et met en garde contre « le risque d'une augmentation du racisme dans ces pays ». Même si les gouvernements du monde arabe n’ont pas directement pris position afin de ne pas froisser les relations avec leurs homologues du Vieux continent, le fait que la chaîne Al Jazeera diffuse la totalité du discours du ministre turc des Affaires étrangères lors de son meeting à Metz dimanche 12 mars ne laisse guère de doute sur l'orientation éditoriale du puissant groupe médiatique. D'autres mouvements politiques comme Ennahda en Tunisie se sont exprimés pour un soutien explicite à la Turquie en utilisant les mêmes arguments.
Plus largement, une grande partie du monde arabe et du monde musulman semble vouloir se solidariser avec la Turquie dans cette épreuve de force. Loin de fermer les yeux sur les manquements, faiblesses et réelles dérives de l’AKP dans son exercice du pouvoir, certains trouvent des circonstances atténuantes à un tel positionnement de la part d’un pays qui fait figure d’îlot de stabilité dans un Moyen-Orient en ébullition. Le coup de force de l’été dernier (plus ou moins adoubé par plusieurs capitales occidentales) n’a en effet fait qu’accentuer une forme de paranoïa auprès des autorités centrales qui se sentent assiégées par une coalition de forces qui se ligue pour barrer la route à un parti d’obédience islamique. Cette culture de l'enclave que nourrit en ce moment une partie du personnel politique est aggravée par le contexte sécuritaire très tendu que vit désormais la Turquie à l'heure des multiples attentats qui visent ses villes et plombent son économie. Le référendum du mois prochain sera donc décisif pour connaître la trajectoire qu’empruntera le pays à court et moyen terme. Soit, il s’agira de renforcer la mainmise d’Erdogan sur l’appareil d’État avec la mise en place d’un régime présidentiel ; soit le pays se tournera vers une alternance qui peine cependant à préciser les contours de son projet.