Reprise de la guerre froide du Golfe ?

mercredi, 31 mai 2017 09:13

3f37f2c7 a872 4c57 a924 db0793aef1c0Le Qatar a annoncé mardi dans la nuit que son agence de presse  QNA  a été piratée par une entité inconnue et qu’un faux communiqué attribué à l’émir avait été diffusé. Ce dernier affirmait que Tamim ben Hamad al-Thani s'était prononcé sur divers sujets sensibles mettant en cause ses voisins du Golfe. Ces fausses déclarations, immédiatement relayées par des médias saoudiens et émiratis, ont provoqué un tollé dans la région où une guerre médiatique bat son plein.  

Déjà fragiles, les relations entre le Qatar et certains de ses voisins ne sont pas prêtes de s’améliorer. La cause ? Un obscur épisode de piratage de l’agence de presse officielle du Qatar (Qatar News Agency, QNA) au cours duquel certains acteurs foncièrement opposés à la ligne politique de l’émirat gazier se sont engouffrés. Loin d’être anodine, cette affaire démontre combien les relations à l’intérieur du Conseil de coopération du Golfe (CCG) demeurent, malgré les formules de fraternité d’usage, fortement clivées.

Rappel des faits

Dans la nuit de mardi à mercredi, QNA publiait un communiqué sur son site internet où elle faisait état du discours que l’émir aurait tenu lors d’une cérémonie de remise de diplômes organisée plus tôt dans la journée. Ces propos portaient un jugement de valeur dépréciatif sur divers dossiers, en particulier sur l’administration Trump que Tamim ben Hamad al-Thani égratignait pour « ses problèmes d’ordre juridique ». De même, les relations avec les voisins du Golfe étaient notoirement mises à l’index puisque l’émir affirmait que la base militaire américaine d’Al Odeid que son pays abrite le protégeait  « des ambitions négatives de certains voisins ». Enfin, le Hamas était qualifié de  « représentant légitime du peuple palestinien » tandis que les relations avec Israël étaient jugées  « excellentes ».

Comme pour mieux signifier la véracité de ces déclarations, le compte Twitter de QNA postait quelques minutes plus tard trois messages dont la tonalité était bien éloignée de la modération propre au langage diplomatique. Le premier relatait une information du ministère des Affaires étrangères selon laquelle l’émir allait convoquer une conférence de presse pour faire état d’un complot visant le peuple qatari.  Le deuxième confirmait l’existence de ce complot et en amputait la responsabilité directe à l’Arabie saoudite, le Koweït, les Emirats arabes unis, Bahreïn et l’Egypte. Le dernier annonçait le rappel des ambassadeurs qataris dans ces cinq pays et le renvoi dans les vingt-quatre heures des ambassadeurs de ces Etats en poste à Doha. Immédiatement après ces publications, plusieurs grands médias, principalement saoudiens et émiratis, commençaient leur diffusion en boucle. De façon quasi concomitante, les chaînes al-Arabiya et Sky News Arabia situées respectivement à Dubaï et Abou Dhabi, se mobilisaient activement et coordonnaient leur grille de programme pour maximiser l’effet de polémique sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, des milliers de messages inondaient les fils de discussion comme pour marteler la duplicité du Qatar dont la vision politique et le positionnement idéologique portaient un grave préjudice aux intérêts des pays du Golfe et du monde arabe en général. Enfin et signe de la dégradation des relations bilatérales, les autorités émiraties décidaient mercredi matin d’interdire la diffusion de la chaîne al-Jazeera Arabic sur son sol et bloquaient l’accès à son site et son application mobile.

Côté qatari, la réponse ne s’est pas faite attendre. Constatant que les autorités faisaient face à une attaque informatique en règle,  le Bureau de communication du gouvernement s’empressait de publier un communiqué pour éteindre l’incendie en affirmant que « l’agence de presse du Qatar a été piratée par une entité inconnue »  et qu’« un faux communiqué attribué à Son Altesse a été diffusé ».  Prenant l’incident au sérieux, le ministère des Affaires étrangères postait lui aussi un démenti qui se terminait par la promesse de « prendre toutes les mesures judiciaires nécessaires pour poursuivre et juger les hackers qui ont piraté le site de l’agence de presse ».  Plus tard et après que les techniciens aient mis près de neuf heures à reprendre le contrôle du site, le ministre des Affaires étrangères, cheikh Mohammed ben Abderahmane al-Thani qualifiait l’attaque de « crime électronique »  et promettait de trainer devant les juridictions adéquates les auteurs du forfait. Dans une allusion à peine voilée aux médias de la région qui avaient donner de l’écho à cette mystification, le ministre (à l’unisson des responsables de la presse locale qatarie interviewés par al-Jazeera ) ne s’est pas privé de relever leur manquement à l’éthique journalistique.

Un timing surprenant   

La diffusion de cette « fake story » censée être compromettante pour Doha survient quelques jours après la visite du président Donald Trump à Riyad et c’est peut-être à ce niveau qu’il faut trouver l’origine et l’explication de la machination. Le voyage du président américain avait en effet été précédé par une nouvelle salve de communication Outre-Atlantique présentant le Qatar comme un Etat finançant le terrorisme. Ces accusations, régulières chez certains médias américains, sont pour une bonne part orchestrées par des réseaux travaillant pour le compte du gouvernement des Emirats arabes unis (et d’Israël) dont l’aversion pour Doha semble tourner à l’obsession. Dans l’optique de diaboliser son voisin, Abou Dhabi a dernièrement débloqué des millions de dollars via le paiement d’agences de presse ou le financement de certains leaders d’opinion jusqu’à apparaître comme le premier pays étranger dépensier en matière de lobbying à Washington.

Or, le timing et l’enchaînement des faits ne laissent que peu de doute quant à l’origine et l’objectif de la manoeuvre. Le jour même où l’attaque informatique a eu lieu, une réunion regroupant divers lobbyistes et intellectuels auteur de plus d’une douzaine d’articles fustigeant le double jeu du Qatar se tenait aux Etats-Unis. Dès les minutes suivant la diffusion des faux, al-Arabiya et Sky News bousculaient leur programme jusqu’à mettre l’affaire en « Une » de leur édition. Dès minuit, les correspondants étaient prêts, les invités prenaient place sur les plateaux ou en duplex (certains auraient même été prévenus deux heures avant les faits) et aucun crédit n’était accordé aux démentis provenant des officiels qataris. Les commentaires étaient tous branchés sur la même fréquence : l’hypocrisie du Qatar s’étalait au grand jour, sa proximité avec Israël trahissait la nation arabe et son rapprochement avec l’Iran ne pouvait qu’indigner et mettre en garde ses voisins du Golfe, notamment l’Arabie saoudite. Ce dernier point était particulièrement mis en relief du fait de l’hyper sensibilité saoudienne sur le dossier et comme pour mieux signifier la défaillance de Doha,  la chaîne saoudienne al-Ikhbariya passait un extrait du discours de Tamim à l’Assemblée générale des Nations unies où il affirmait que  « l’Iran est un pays important et nos relations bilatérales se développent et évoluent constamment ». Sans mentionner la date du propos qui date de septembre 2015, cette séquence opportunément remise à l’écran était destinée à montrer que le Qatar, à rebours de l’obsession anti-iranienne en vogue à Riyad et du discours offensif de Donald Trump quelques jours plus tôt où il assurait que Téhéran « finançait et entraînait les terroristes », ne pouvait être considéré comme un allié fiable dans la confrontation vitale que mène le « front sunnite ». Dans l’esprit de ses initiateurs, l’objectif de l’opération était double ; il fallait d’abord rompre le lien fort que le roi Salman avait noué avec Doha en démontrant que le Qatar était inconstant dans son opposition avec l’Iran. Dans le même élan, il fallait faire avorter la stratégie de normalisation des relations entre Doha et Washington surtout après la réhabilitation que l’administration Trump avait notifiée à l’émirat quelques jours auparavant en l’encourageant à poursuivre sa lutte contre le financement du terrorisme.  

Poursuite du « Qatar bashing »

Si cette affaire ne va certainement pas arranger les relations à l’intérieur du CCG, il n’est pas sûr que les Emirats arabes unis aient amélioré leur réputation auprès de la cour princière saoudienne. Le caractère planifié de l’opération est évident pour nombre d’observateurs et l’utilisation de tels procédés déloyaux pour nuire à l’intégrité morale d’un chef d’Etat avec qui le roi Salman est en bons termes ne peut que susciter méfiance et rejet. Plus largement, c’est la ligne politique des Emirats qui semble aujourd’hui entrer en collision avec la nouvelle stratégie de défense de Riyad et cette affaire pourrait être interprétée comme la manifestation d’un « jusqu’au boutisme » émirati. Car si Salman a tourné le dos à l’intransigeance anti-Frères musulmans de son prédécesseur en renforçant son partenariat et sa considération avec les forces issues de la confrérie (du Hamas à Recep Erdogan) dans une optique de profondeur stratégique face à l’Iran, il n’en est pas de même du côté des dirigeants d’Abou Dhabi et notamment de Mohamed Ben Zayed considéré comme l’homme fort du pays. Ces derniers demeurent en effet réfractaires à toute forme de normalisation avec la galaxie frériste et ses parrains régionaux et, soutenus par l’appareil d’Etat égyptien, s’activent tant sur les plans financier que médiatique pour déboulonner tout acteur influent se réclamant de l’islam politique au Moyen-Orient.

En ce sens, l’obstination à maintenir une forme de désinformation autour du Qatar rappelle la stratégie déployée l’été dernier lorsque les médias émiratis avaient fait circuler de fausses allégations sur le coup d’Etat avorté en Turquie. Proche des milieux gullenistes, certains cercles et médias d’Abou Dhabi avaient relayé la rumeur selon laquelle Recep Erdogan avait demandé l’asile en Allemagne dans le but de démobiliser ses supporters et donner à l’armée toutes les chances de réussir son coup de force. Pour élargir la perspective, il faut en dernier ressort regarder du côté de l’évolution de la conjoncture dans les autres pays arabes pour saisir la motivation de Mohamed Ben Zayed dans sa détermination à en finir avec son voisin. Qu’il s’agisse du Yémen, de la Syrie, de la Lybie ou de l’Egypte, les deux émirats se livrent depuis l’éclatement des « Printemps arabes » une sourde guerre par procuration. Si Abou Dhabi a rapidement émergé comme le chef de file de la « Contre-Révolution » qui a vu d’un mauvais œil toute mobilisation populaire contestant l’ordre établi, le Qatar (surtout dans la période de l’émir Hamad) a basculé dans une diplomatie d’engagement dans l’optique d’accompagner un tournant historique favorable à ses intérêts. La guerre des ondes à laquelle on assiste aujourd’hui n’est donc qu’une nouvelle illustration de ce profond clivage d’autant qu’il y a quelques jours, les manœuvres d’Abou Dhabi pour renforcer sa zone d’influence au sud-Yémen (dont les forces constituent le second contingent de la coalition arabe derrière l’armée saoudienne) étaient vertement critiquées par al-Jazeera et des responsables qataris qui les qualifiaient de tentative de « coup d’Etat ».

Du côté de Doha enfin, cette affaire risque de donner des arguments à la frange qui souhaite désormais répondre de manière plus énergique à la campagne de « Qatar bashing » dont le potentiel de déstabilisation vient de démontrer toute l’étendue. Depuis l’accession au pouvoir de Tamim, la tendance était plutôt à ne plus faire de vague et à prendre le contre-pied de l’hyper activisme qui était la marque de l’émir père. Mais face à la radicalisation des acteurs régionaux qui souhaitent nuire aux intérêts du pays, les autorités ne vont peut-être pas cantonner leur réponse au seul renforcement de la sécurité informatique des sites sensibles. À moins que la médiation du Koweït, dont le ministre des Affaires étrangères a très vite été reçu par l’émir Tamim, parvienne à éviter au Conseil de coopération du Golfe une nouvelle tempête ? Il y a en effet fort à parier que la famille royale al-Sabah, qui garde un lien fort avec Riyad mais qui a toujours refusé de souscrire à l’isolement du Qatar même au plus fort de la « crise des ambassadeurs » en 2014, s’active pour éviter que les lourds défis de la scène régionale (du marasme irakien au chaos syrien en passant par la chute du prix du pétrole) ne soient parasités par des considérations secondaires. 

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