TRIBUNE. Il y a encore trois semaines, les relations étaient au beau fixe entre les six membres du Conseil de coopération du Golfe. Alors que les années précédentes avaient été rythmées de frictions régulières, l’heure était au rassemblement face à une montée des périls qui menaçait la stabilité de la région. Retrouvant son rang de pilier régional, l’Arabie saoudite s’était investie pour réunir la famille du Golfe sous un même leadership et même le turbulent Qatar était rentré dans le rang. Signe de cette détente, la chaîne d’information Al Jazeera se montrait bien moins incisive à l’égard de Riyad, le roi Salmane bénéficiait d’un accueil triomphal à Doha, tandis que la chute du prix du pétrole renforçait l’idée d’une meilleure coopération en matière fiscale.
Ce temps est révolu. La crise qui se joue depuis quelques jours est en effet annonciatrice de changements profonds dans l’équation stratégique du Moyen-Orient. Trois facteurs expliquent ce brusque remodelage du rapport de force.
Il y a d’abord cette volonté, jamais dissimulée du côté de la famille royale saoudienne, de prétendre au leadership régional, ce qui écarte, dans le Golfe, toute émergence d’acteurs étatiques qui pourrait contrarier cette ambition. Perçues comme des entités supplétives, voire des erreurs de l’histoire, les monarchies voisines n’ont d’autre choix que de suivre les directives du grand frère. Mais depuis juin 1995 et l’installation d’un nouveau régime à Doha, les règles du jeu ont changé, le petit Qatar développant une active politique de reconnaissance internationale.
Aidée par un puissant bras médiatique et répondant aux besoins de sa petite population par un système rentier aux ressources inépuisables, la nouvelle élite dirigeante qatarie a projeté sur le monde un fulgurant désir de puissance. Déjà passablement irrités par ce dynamisme dont la réussite s’illustrait avec l’obtention du Mondial de football 2022, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont vu rouge à partir de décembre 2010, date à laquelle le Qatar bascule dans une diplomatie d’engagement à la faveur de l’éclatement des révoltes arabes.
L’Arabie saoudite contre les Frères musulmans
En portant au pouvoir dans de nombreux pays des formations issues de l’islam politique, ce mouvement contestataire a été perçu à Riyad comme un véritable cauchemar. Tétanisée à l’idée que le vent de révolte ne déborde sur ses terres et ne fasse vaciller son trône, la monarchie saoudienne nourrit en effet une aversion particulièrement vive pour la mouvance des Frères musulmans qui, un peu partout dans la région, est le porteur de la protestation démocratique. Dans son projet de s’accaparer le monopole de la référence religieuse, Riyad ne supporte pas de voir émerger une alternative à sa lecture rigoriste des textes sacrés.
Or le seul mouvement transnational qui incarne, dans le monde arabe, une vision différente du corpus islamique et qui dispose d’une véritable assise populaire, est représenté par le courant fondé par Hassan al-Banna. En cela, l’épisode des « printemps » largement soutenu par Doha et qui a momentanément porté la confrérie au pouvoir dans le plus peuplé des pays arabes (l’Egypte), a constitué un scénario catastrophe pour les tenants de l’ordre ancien. Même si le Qatar a réduit son implication depuis l’intronisation du nouvel émir Tamim, en juin 2013, il n’en demeure pas moins que le Golfe est resté clivé par une guerre froide où les acteurs de la Contre-révolution (Arabie et Emirats arabes unis en tête) ont tout fait pour « se venger » de leur petit voisin tout en étouffant toute expérience politique émanant du suffrage universel dans le monde arabe.
Lobbying agressif d’Abou Dhabi
Cette rivalité a été ravivée ces derniers mois par l’élection de Donald Trump. Avant même son investiture, les Emirats arabes unis ont misé sur un homme qui partage une même vision du monde, célébrant le capitalisme de marché et exprimant une forte aversion pour les forces de l’islam politique. En investissant lourdement aux Etats-Unis et en s’offrant de puissants relais à Washington, jusqu’à apparaître comme l’Etat étranger le plus dépensier en matière de lobbying dans la capitale, Abou Dhabi a centré ses attaques sur le Qatar en le présentant comme un allié fourbe qui finance le terrorisme. Dans un même mouvement, Mohammed ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi et homme fort du pays, s’est rapproché de Mohammed ben Salmane, figure montante du pouvoir saoudien. Ensemble, leur lobbying à coup de promesses de contrats mirobolants leur a permis de gagner la confiance de la Maison Blanche.
Pour ce duo, l’heure du Golfe doit être rythmée par un agenda qui s’articule autour de la haine de l’Iran et d’une volonté d’écraser le mouvement des Frères musulmans. La mise au ban du Qatar, justifiée par l’accusation fantaisiste d’un soutien aux groupes terroristes et aux insurgés chiites saoudiens, doit être restituée comme la première étape de ce nouveau pacte régional qui ne doit souffrir d’aucune contestation. Signe de cette intransigeance : outre la dureté du boycott – le Qatar dépend beaucoup de l’Arabie puisqu’il partage avec elle son unique frontière terrestre –, les autorités saoudo-émiriennes ont prévenu leur population que toute expression de sympathie avec Doha pouvait être sanctionnée par plusieurs années de prison et une amende financière record.
Il n’est pas certain que ce plan soit couronné de succès. La réserve du département d’Etat et du Pentagone sur le blocus du Qatar, la réprobation d’une grande partie de la communauté internationale et le renforcement de l’axe Qatar-Turquie sont autant de signes que l’opération ne joue pas en faveur de ses concepteurs. Quant à l’Iran, dont il faut rappeler que le partenariat économique le plus important dans le Golfe se fait avec les Emirats, cette crise pourrait lui offrir le moyen de sortir davantage de son isolement en formant avec Ankara et Doha une alliance de substitution.