Obsession saoudo-émirienne
Un simple regard sur les récentes décisions prises par les deux capitales donne un indice de leur motivation sans limite : en plus du blocus terrestre qui se veut hermétique, l’Arabie saoudite a expulsé le cheikh al-Qaradawi du conseil des Oulémas de la Ligue islamique mondiale, retiré ses ouvrages des écoles et bibliothèques du pays, interdit la diffusion de la chaîne al-Jazeera des hôtels et même, selon certaines personnes qui ont relayé leur calvaire sur les réseaux sociaux, interdit momentanément aux Qataris de visiter la Grande mosquée de La Mecque. Signe de la grande tension qui règne dans la région, Riyad et Abou Dhabi ont décidé d’infliger de lourdes sanctions à toute personne qui critiquerait la position des dirigeants. Alors que le taux de pénétration des réseaux sociaux dans ces pays est l’un des plus importants au monde, les autorités ont prévenu que toute expression publique en faveur du Qatar (notamment sur Twitter) était passible d’une amende d’un million de dollars et d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement !
La réponse de Doha
Face à cette situation particulièrement tendue, le Qatar a décidé un plan de riposte en deux temps. L’émirat a d’abord joué la carte de la détente en rappelant que toute crise devait se régler par le dialogue et que la famille du Golfe devait rester unie par des liens de parenté et une communauté de destin. Mais au delà des discours d’apaisement, Doha a immédiatement fait le choix d’activer les alliances qu’elle s’était efforcée de construire durant les années précédentes au premier rang desquelles celle avec la Turquie fait office d’assurance-vie. Conscient du péril que lui font peser sur sa souveraineté les appétits de ses voisins et vivant dans un contexte sécuritaire particulièrement houleux, le Qatar a dès décembre 2014 conclu un accord de défense stratégique avec Ankara. Signé dans la capitale turque en présence de Recep Tayeb Erdogan et l’émir Tamim ben Hamad al-Thani, il prévoyait l’installation d’une base militaire permanente turque sur le sol qatari avec le déploiement à terme d’un contingent pouvant atteindre 5 000 soldats. Deuxième armée de l’OTAN par son effectif (plus de 600 000 soldats au total), disposant de puissantes capacités de projection, l’armée turque est considérée à Doha comme un second parapluie militaire de protection après celui des Etats-Unis. C’est dans le cadre de cet accord qu’il faut restituer le dernier vote du parlement turc accélérant l’acheminement de forces armées au Qatar.
Pousser le Qatar dans les bras de l'Iran?
En plus du soutien turc qui s’est également illustré par l’organisation d’un pont aérien permettant au Qatar d’éviter la pénurie en denrées alimentaires, un autre allié inattendu a émergé ces derniers jours. Profitant de la crise, l’Iran a dès le début envoyé des signaux à Doha lui montrant qu’il était disposé à soulager le blocus. Dimanche 11 juin, Téhéran a ainsi envoyé cinq avions de produits alimentaires à son voisin, cette cargaison par les airs étant doublée par un autre chargement de 350 tonnes par voie maritime. Ce geste doit être interprété comme le signal d’une volonté iranienne de s’engouffrer dans ce qui est perçu comme une opportunité de renversement d’alliances. Alors que Doha s’était éloignée de l’Iran ces dernières années (en partie du fait de la guerre en Syrie), la donne d’aujourd’hui doit permettre à Téhéran de renouer une alliance avec son petit voisin qui pourra fracturer le « front sunnite du Golfe » que le roi Selmane s’est évertué à mettre en place depuis son accession au pouvoir en janvier 2015. Dans l’esprit du monarque saoudien en effet, l’objectif prioritaire pour les monarchies arabes était d’endiguer la montée inexorable de l’influence iranienne dans la région par l’établissement d’une coalition sunnite qui devait mettre en sommeil les querelles du passé. De janvier 2015 à mai 2017, cette stratégie a plutôt bien fonctionné, Riyad ayant alors renoué des liens forts avec l’ensemble de la galaxie des Frères musulmans, du pouvoir turc jusqu’au Hamas. Les relations avec le Qatar s’étaient grandement réchauffées, Al Jazeera se montrait beaucoup moins incisive et le roi Selmane bénéficiait d’un accueil triomphal lors de sa visite à Doha organisée en décembre 2016.
C’est cependant ce front anti-iranien qui est en train de se lézarder et Téhéran a compris tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer s’il venait à voler en éclat. Cette perspective permettrait alors à la direction iranienne d’envisager la mise en place d’un nouvel axe Turquie/Iran/Qatar/Hamas qui ferait de Téhéran l’Etat-pivot le plus influent de toute la région. Cet axe s’opposerait à la triade Arabie/Emirats/Egypte dont l’alliance ouvertement assumée avec Israël lui vaut dans le monde arabe le sobriquet « d’alliance sioniste arabe ». La visite du ministre iranien des Affaires étrangères à Ankara deux jours à peine après l’éclatement de la crise doit d’ailleurs s’inscrire dans cette projection qui, si elle venait à se concrétiser, aura permis aux Saoudiens d’obtenir l’exact opposé de ce qu’ils avaient initialement escompté. A moins que ce soit cette option qui obtienne secrètement les faveurs de Riyad et Abou Dhabi : en poussant le Qatar dans les bras de l'Iran, l'Arabie et les Emirats pourraient facilement se retourner devant leurs opinions publiques qui restent foncièrement anti-iraniennes et prouver le bien fondé de leur démarche.
Quid du dossier syrien
Néanmoins, il reste un obstacle de taille avant que la configuration d'un axe fort allant de Doha à Gaza en passant par Téhéran et Ankara ne voit le jour : le dossier syrien. Sur ce sujet, l’Iran d’un côté, le Qatar, la Turquie et le Hamas de l’autre restent frontalement opposés puisque ces acteurs soutiennent des camps opposés. Mais étant donné que pour le Qatar, la crise actuelle met directement en jeu sa souveraineté nationale et que d’aucuns n’écartent plus l’hypothèse d’une invasion terrestre, il y a fort à parier que le sujet de la Syrie pourra faire l'objet d’un compromis s'inscrivant dans le cadre d'une grande opération de remodelage. Dit autrement, le Qatar pourrait se retirer progressivement du front anti-Assad en souscrivant à une sortie de crise qui ne fasse plus du départ du maitre de Damas un préalable, ce qui le rapprocherait alors d'un accord définitif sur la Syrie avec Téhéran. L’ironie du sort dans un tel scénario serait qu'il aura fallu attendre un violent clash dans le Golfe pour faciliter la résolution d'un des drames les plus tragiques du monde arabe.