Le Qatar, cible de l’obsession d’Abou Dhabi
Parmi ses précieuses confidences, l’ouvrage apporte des informations inédites sur un angle mort de la scène politique intérieure que constitue la stratégie des Emirats arabes unis de soudoyer des élus en vue d’infléchir, à terme, la position de la France sur certains dossiers internationaux. Généralement présenté en France (à rebours de ses voisins du Qatar et de l’Arabie saoudite) comme un Etat politiquement stable, économiquement prospère et véhiculant un islam « modéré », le livre nous fait à contrario découvrir un pays qui met sa monumentale puissance financière au service d’un règlement de compte diplomatique.
Au départ pourtant, tout devrait opposer les deux protagonistes. Partisan de la préférence nationale, parti qui cultive une aversion pour l’islam et l’immigration et volontiers détracteur des liens qu’entretient la France avec les puissances de l’argent que sont les monarchies pétrolières arabes, le Front National était loin de présenter un visage avenant pour un Etat qui s’est longtemps aligné sur la politique étrangère du puissant voisin saoudien. Mais les soubresauts de la géopolitique du Moyen-Orient sont passés par là et ont poussé Abou Dhabi à passer à l’offensive pour contrecarrer le dynamisme du Qatar. La raison de ce divorce entre frères du Golfe ? L’irruption des printemps arabes et la politique diamétralement opposée qui ont divisé les deux capitales. Alors que le Qatar a souhaité se faire le relais des aspirations légitimes des peuples qui se libéraient de régimes oppressifs et policiers, Abou Dhabi considérait ces « Printemps » comme un véritable cauchemar. Au diapason de la politique saoudienne, les dirigeants émiriens voulaient maintenir le statu quo étant donné les relations plus qu’amicales qui les liaient aux régimes despotiques précédents. De plus, soucieux de préserver leur trône, Riyad et Abou Dhabi nourrissaient une peur bleue de voir le vent de révolte déborder sur leurs frontières. Cette divergence d’appréciation a fortement clivé la région du Golfe jusqu’à virer à l’obsession pour les responsables émiriens. Ces derniers, obnubilés par la mouvance des Frères musulmans qu’ils souhaitent écraser se sont mis, à partir de 2013, à financer tout ce qui pourrait entrer en cohérence avec leur ligne politique. Dans le monde arabe, cette stratégie a pris la couleur d’un large financement du coup d’Etat égyptien portant au pouvoir le régime militaire d’Abdel Fettah al-Sissi. En Libye, elle s’est caractérisée par la mise à disposition d’importantes ressources militaires au bénéfice du général Haftar et de sa milice qui profitent de la lutte contre le jihadisme pour mieux combattre le gouvernement Saraj pourtant reconnu par la communauté internationale.
Les Emirats à l’assaut des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne
Dans le cadre de cette sourde lutte d’influence, la course pour rallier les élites occidentales devient vitale. Sur ce registre, les Emirats semblent avoir un coup d’avance eu égard aux millions de dollars déversés pour s’offrir les services d’entreprises de relations publiques, de cabinets d’avocats ou de sociétés de conseil. Tandis qu’aux États-Unis, Abou Dhabi émergeait comme le pays étranger le plus dépensier en matière de lobbying dans la capitale fédérale, la Grande-Bretagne devenait une terre de prédilection pour les partisans de Mohamed ben Zayed, le puissant prince héritier d’Abou Dhabi et architecte de la nouvelle posture agressive de son pays sur la scène régionale.
Outre-Manche, une récente enquête a ainsi révélé que les Émirats ont fait appel à la société de relations publiques « Quiller Consultants » pour un montant de 60 000 livres sterling (soit 81 000 euros) par mois pendant six ans. Co-fondée en 1998 par Lord Hill, un proche collaborateur de l’ex-Premier ministre David Cameron, l’entreprise compte dans son personnel d’anciens fonctionnaires et des journalistes. L’un des meneurs n’est autre que Simon Pearce qui est en charge de l’amélioration de l’image d’Abou Dhabi à l’étranger et qui travaille pour le compte de Khaldoon al-Mubarak, patron du club de foot Manchester City qui compte parmi les équipes les plus richement dotées de la planète. La feuille de route de « Quiller Consultants » fut donc sensiblement la même que celle adoptée aux Etats-Unis : approcher les proches conseillers du chef de l’exécutif et payer intellectuels et journalistes (dont certains de la BBC) afin de publier des articles en vue de promouvoir la politique étrangère des Emirats arabes unis. Le groupe devait aussi orchestrer une série de mesures afin de présenter, aux yeux du public britannique, un visage péjoratif du Qatar et convaincre le gouvernement que l'organisation des Frères musulmans était bel et bien une organisation terroriste. Même si ces activités devaient être menées « dans la plus stricte confidentialité », elles ont été révélées par une fuite du journal The mail on Sunday. Divulguées publiquement, ces informations n’ont cependant pas suscité de tollé particulier alors qu’il s’agissait ni plus ni moins pour un gouvernement étranger de s’immiscer avec des méthodes douteuses dans les affaires intérieures d’un pays considéré comme l’un des plus puissants de la planète.
L’affaire du lobbying émirien à Londres ne s’arrête pas là puisque de gros titres de la presse nationale ont été impliqués. Preuve en est avec le quotidien The Telegraph : en l’espace de deux mois (de septembre à novembre 2014), ce journal a consacré pas moins de trente-quatre articles dont huit « Unes », tous à charge, contre le Qatar. Une telle focalisation a éveillé les soupçons de plusieurs observateurs qui ont fait remarquer qu’au même moment, les propriétaires milliardaires du Telegraph, les frères Barclay, étaient engagés dans une bataille immobilière avec le Qatar sur la propriété de trois prestigieux hôtels de la capitale. Certains journalistes du titre avaient d’ailleurs été approchés par « Quiller Consultants » pour poursuivre l'isolement de Doha auprès d'élus et de responsables politiques. Derrière la défense des ouvriers ou la mise à l’index de Doha comme soutenant le terrorisme, c’est donc tout un arrière-plan géopolitique qui semble avoir été mis au grand jour. Ces opérations de corruption et cette habitude de susciter des campagnes à charge moyennant finance pour servir tel ou tel agenda se répand aussi sur d’autres sujets. Sur la question du sport, une partie de la presse anglaise tire ainsi à boulets rouges sur Michel Platini et la Coupe du monde 2022 organisée au Qatar. Comme le rappelle le spécialiste du sport Pascal Perri, il est permis de « s’interroger sur l'opportunité de l'offensive britannique » car de nombreux milieux, furieux que Londres ait perdu l’organisation du Mondial 2018, verraient d’un bon œil la tenue d’un nouveau vote pour l’organisation des deux prochains rendez-vous du football mondial.
En France, le FN dans le viseur
Sur la scène de l'Hexagone, l'offensive de charme n’est pas en reste et pour analyser comment les Emirats ont tenté une première approche avec le parti frontiste, il faut remonter à l’été 2014. L’ouvrage démontre ainsi qu’au cours du mois de juillet, Marine Le Pen a reçu dans sa résidence privée située à Saint-Cloud un agent des services émiriens venu expressément chez elle dans une voiture portant une plaque diplomatique. Révélée par la lettre d’information Intelligence Online dans un article datant de février 2016 dans un article datant de février 2016, cette entrevue n’a jamais été démentie par Marine Le Pen. Pire, l’un des participants, l’ex-conseiller en affaires internationales de la patronne du Front National Aymeric Chauprade a affirmé que l’émissaire émirien a déclaré que « son pays veut aider le Front National ». « Cela signifie que les Emirats pouvaient apporter de l’argent pour le financement de la campagne présidentielle de 2017 » ajoute encore A. Chauprade qui, depuis, a claqué la porte du parti du fait de « divergences de fond » avec sa ligne politique.
Cette révélation d’une première entrevue où les Émirats proposent ouvertement un financement du parti frontiste arrive à un moment où le FN fait face à divers obstacles pour financer ses futures campagnes en vue des élections présidentielles et législatives de 2017. Profitant de cette difficulté, Abou Dhabi saisit alors l’opportunité en proposant son aide. À l’instar des responsables russes, les dirigeants émiriens font en effet le calcul que la période pour une telle opération est propice puisque le FN caracole en tête des sondages et émerge comme la première formation politique de France suite à son succès retentissant au premier tour des élections régionales de décembre 2015. Même si cette consultation ne lui permet finalement pas de s'emparer d'exécutifs régionaux, il n’en demeure pas moins que son score élevé (26% au niveau national avec des pics historiques de 42% en PACA et dans le Nord de la France) amène les Emirats à la conclusion que Marine Le Pen est aux portes du pouvoir. Le livre rapporte que déjà au printemps 2014, un accord de prêt était sur le point d’être signé avec une banque d’Abou Dhabi. Cependant, la signature a été annulée in extremis à cause de « pressions émanant de l’Etat français ».
L’autre moment de l’idylle entre le FN et le gouvernement de Mohamed ben Zayed eu lieu un an plus tard. Souhaitant se forger une stature présidentielle, Marine Le Pen s’envole en Égypte en mai 2015. Au cours de son séjour qui s’étale sur plusieurs jours, elle rencontre les plus hauts responsables de l’appareil d’État égyptien, du président Abdel Fettah al-Sissi au Premier ministre en passant par Khaled Fawzi, patron des services de renseignement. D’après l’ouvrage, non seulement l’ensemble du voyage a été financé par des fonds émiriens mais si Marine Le Pen a pu bénéficier d’audiences avec toutes ces hautes personnalités, c’est « sous l’amicale pression des services de renseignement émiriens ». Ayant versé plus de 13 milliards de dollars au nouveau pouvoir et s’étant engagé à verser près de 4 milliards supplémentaires, Abou Dhabi est en effet le principal soutien financier d’un régime égyptien aux abois. Dès lors, rien ne se refuse à ce généreux bailleur de fonds. Là encore, Marine Le Pen n’a jamais démenti l’information selon laquelle, c’était bien une officine liée au gouvernement des Émirats arabes unis qui avait financé son voyage. Pour se défendre, Florian Philippot a fini par déclarer que quand bien même cette information était véridique, « cela ne serait pas du tout un problème parce que ce n’est pas du tout le même pays (que le Qatar) ».
La connexion Israël/FN/Emirats
Ces généreux services rendus par les Émirats n'ont pas été vains et le retour d’ascenseur fut à la hauteur des attentes. En effet, en l’espace de quelques mois, le FN a multiplié les déclarations condamnant le Qatar et l'Arabie Saoudite en les qualifiant de parrains du terrorisme international. Sur l'antenne arabe de France 24 mais également sur la radio Europe 1 ou lors de conférences de presse ou de meetings, Marine Le Pen n’a eu de cesse de reprendre un refrain qui a ravi ses amis à Abou Dhabi. Cette offensive médiatique a été menée de concert avec la charge de certains milieux pro israéliens qui ne cachaient pas leur satisfaction de voir le Qatar être traîné dans la boue. L'un des acteurs de cette connexion entre mouvance pro-israélienne, lobbying émirien et direction du Front National fut le tandem Florian Philippot/Gilles William Goldnadel. Ce dernier, éditorialiste influent et avocat lié au CRIF et au groupuscule radical LDJ (Ligue de défense juive) s’est notamment illustré en prenant la défense du vice président du FN lors de la plainte l'opposant à l'ambassade du Qatar en France.
Un autre exemple de cette convergence se situe dans l’utilisation de procédés frauduleux pour noircir l’image du Qatar dans l’opinion. Dans une affiche qui devait démontrer le soutien de Doha au terrorisme, le FN a repris une déclaration de Ron Prosor, ambassadeur israélien à l’ONU qui avait déclaré que l’émirat était devenu « un “club med” pour terroristes ». Cette accusation, factuellement mensongère, est la même que celle qu’utilisent en ce moment les Émirats arabes unis pour justifier avec leurs alliés le blocus du Qatar depuis le 5 juin. Quand bien même un récent rapport du département d’État met en évidence les efforts du Qatar dans la lutte contre le financement du terrorisme et que les États-Unis voient d’un bon œil l’engagement du Qatar en la matière comme le démontre l’accord signé il y a quelques jours entre Doha et Washington, cette ficelle du financier du terrorisme semble avoir la vie dure. Signe des temps, cette convergence se fait au moment où, sur l'échiquier moyen oriental, Tel Aviv esquisse un rapprochement ouvert avec Abou Dhabi. Arguant de la nécessité de créer un front commun avec les États du golfe "modérés", l'État hébreu s’est notoirement rapproché du régime émirien. Ce dernier, qui semble vouloir s'allier avec n'importe quel acteur dès lors qu'il partage avec lui sa phobie du Qatar et de toute forme d'islam politique n’est donc pas prêt de mettre un terme à sa stratégie de draguer les formations politiques même les plus populistes pour parvenir à ses fins.