Un réformisme au forceps
Il faut dire qu’en l’espace de deux ans, l’ascension du jeune homme a été fulgurante. Début 2015, Mohamed ben Salman n’est en effet que l’un des innombrables fils d’un homme qui n’est encore que prince héritier. Les choses changent le 23 janvier 2015 lorsque la mort du roi Abdallah propulse son demi-frère, Salman ben ‘Abdelaziz à la tête de l’Etat. Vingt-cinquième fils du fondateur du royaume, le nouveau souverain fait partie du puissant clan des Soudeyri, du nom de cette lignée de la dynastie qui compte sept frères et dont le roi Fahd, en poste de 1982 à 2005, a été l’un des représentants les plus éminents. Considérée comme l’aile dure de la famille royale, cette branche s’est souvent opposée à la lignée réputée plus modérée et incarnée en son temps par le monarque Abdallah.
C’est donc une forme de remake de cette rivalité qui a cours aujourd’hui. Mais à la différence du passé où les tensions et autres règlements de compte se nouaient dans les coulisses feutrées des palais princiers, l’heure est désormais à l’affichage public d’un bras de fer dont Mohamed ben Salman souhaite coûte que coûte sortir vainqueur. Numéro deux dans l’ordre de la succession après avoir brutalement déposé son cousin Mohamed ben Nayef à la fin du Ramadan dernier, celui qui cumule les postes de ministre de la Défense, de vice-Premier ministre et de président du Conseil des affaires économiques et de développement – l’instance suprême qui dirige la puissante Aramco, première major pétrolière au monde – est un homme ultra-pressé dont l’objectif est de réaffirmer le leadership saoudien au Moyen-Orient et de faire le ménage à l’intérieur du pays. Il faut dire que depuis le mois de juin et son installation comme futur régent, l’Arabie Saoudite a davantage changé, sur le plan sociétal, en six mois qu’en l’espace de trente ans. En plus d’avoir été à la manœuvre pour décréter l’autorisation historique de conduire pour les femmes – décision qui ne rentrera en vigueur qu’en juin 2018 -, la présence inédite de femmes dans les stades ou les récentes célébrations de la fête nationale où l’on assistait à des scènes musicales avec un public mixte donnent à l’Arabie Saoudite l’image d’un pays tourné vers l’avenir et où l’emprise des milieux ultras-conservateurs se rétrécit comme peau de chagrin.
Saut dans l’inconnu
Mais si sur le plan de la libéralisation des mœurs, il ne fait guère de doute que MBS bénéficie d’un soutien d’une part importante de la société dont les trois quarts ont moins de trente ans, le bilan en matière de politique étrangère, de vision stratégique et de gouvernance semble beaucoup plus mitigé. En plus de faire perdre aux finances de l’Etat la bagatelle de sept milliards de dollars par mois (selon certains analystes), la guerre lancée au Yémen s’est transformée en bourbier humiliant pour l’armée nationale sans même parler de son aspect dévastateur sur le plan humanitaire. En plus de subir de cuisants revers à la frontière, les images d’un missile balistique lancé il y a quelques jours par la milice houtie atteignant les faubourgs de Riyad achevaient de démontrer toute la déficience d’une opération dont le but initial était censé réinstaller l’Arabie Saoudite comme puissance militaire de premier plan. Sur le plan de l’image, le blocus du Qatar décidé au mois de juin relève également du fiasco stratégique. Non seulement Riyad a perdu un allié précieux mais en plus, l’embargo s’est finalement retourné contre ses concepteurs puisque Doha, loin de se plier, s’est considérablement rapprochée de la Turquie et de l’Iran.
Sur le plan de la gouvernance enfin, l’actualité immédiate qui vire à la purge illustre une dérive des plus inquiétantes. Car l’opération qui se joue sous nos yeux et qui, sous couvert de lutte anti-corruption, vise à museler toute voix dissonante frappe par son ampleur et sa soudaineté. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’enfermer quelques dizaines d’oulémas récalcitrants comme cela s’est fait en septembre dernier mais de mettre aux arrêts ou en résidence surveillée des dizaines de princes, ministres et hauts gradés de l’armée. En plus de deux fils du défunt roi Abdallah - Metab, chef de la puissante Garde nationale et Turki, ancien gouverneur de la province de Riyad - l’actuel ministre de l’Economie Adel Fakih ou Ibrahim al-Assaf, ancien ministre des Finances - qui avait il y a quelques semaines représenté le roi Salmane au G-20 - ont été mis à pied. Preuve de la volonté de cogner, le multimilliardaire al-Walid ibn Talal, pourtant considéré comme l’une des figures de l’aile modernisatrice de la dynastie, a lui aussi été inculpé, les autorités annonçant même que les biens des personnes appréhendées allaient être confisqués et mis à disposition des services de l’Etat. Avec un tel coup de force que certains observateurs sur Twitter n’ont pas hésité à qualifier de « mini-coup d’Etat » et après avoir mis en coupe réglée l’institution religieuse, le jeune prince a liquidé les deux derniers pôles (le monde des affaires et le cercle des princes réfractaires) qui pouvaient lui bloquer la voie à la magistrature suprême. La question d’une annonce officielle le présentant comme le nouveau souverain du royaume, suite à une opération de passage de relais conduite par son père et dont tous les contours semblent aujourd’hui affinés, n’est vraisemblablement qu’une question de temps. Au grand dam de millions de Saoudiens pour qui l’avènement d’un dirigeant aussi compulsif ouvrirait une ère de profonde incertitude.