Stratégie internationale d’expansion
Depuis qu’elle s’est imposée comme un média mainstream, Al Jazeera s’est toujours fixée comme objectif de renforcer son bassin d’audience. Ce souhait s’est conjugué avec un autre facteur qui fait partie de l’identité du groupe. Financé par le gouvernement du Qatar, le groupe média est désormais à la fois la vitrine planétaire de l’émirat et l’un des vecteurs majeurs de son Soft power. Dans cette configuration qui fait du succès de la chaîne un redoutable levier diplomatique aux mains des autorités, tout un dispositif a été mis en place afin de renforcer l’impact d’un logo devenu marque planétaire. Lancée le 15 novembre 2006, Al Jazeera English fait aujourd’hui partie des canaux d’information les plus en vue du monde anglophone. Cinq ans plus tard, le 1er novembre 2011, sous l’impulsion du « Printemps arabe » qui porte la chaîne au firmament de sa notoriété, le groupe poursuit sa logique d’expansion en annonçant l’apparition de trois petites sœurs : l’une à destination du public turc, l’autre pour la région des Balkans et la dernière en swahili pour les populations vivant en Afrique orientale. Mais alors qu’Al Jazeera subit depuis l’an dernier le choc en retour des révoltes arabes, la direction a souhaité en ce 1er novembre 2013 rebondir en poursuivant sa marche en avant. Restait à savoir si le projet d’une chaîne en français allait bénéficier d’un coup d’accélérateur ou pas.
Al Jazeera en français, la suite ?
Véritable serpent de mer, Al Jazeera French a longtemps fait l’objet de rumeurs et de supputations. Le doute avait été levé le 18 mars 2013 lorsque le Directeur général, Cheikh Ahmed ben Jassem al-Thani, avait déclaré que le groupe était « dans une étape avancée d’une étude pour lancer une chaîne en français, qui vise à établir des ponts entre les cultures et les peuples amis ». C’était la première déclaration officielle qui attestait que la chaîne qatarie avait effectivement dans ses plans l’installation d’un canal francophone. Cette sortie avait été suivie d’une confirmation quelques semaines plus tard de la part de l’ambassadeur du Qatar en France. Dans un entretien accordé au site du journal 20 minutes, Mohamed Jaham Al Kuwairi indiquait que « le siège et la rédaction principale seront au Qatar » et que « la chaîne disposera d’un bureau important à Paris, au Canada et dans plusieurs pays africains ». Il ajoutait que « le projet est sérieux » et que « le lancement est pour bientôt ».
Habitué à profiter de l’anniversaire du 1er novembre pour présenter les contours des principaux chantiers pour l’année à venir, on pouvait donc s’attendre à ce que Cheikh Hamad ben Thamer al-Thani s’exprime sur ce dossier. Pourtant, celui qui est président du Conseil d’administration du réseau depuis sa création n’a pas fait mention d’Al Jazeera French lors de son discours d’inauguration. Concentrant son propos sur la réussite du lancement d’Al Jazeera America (qui diffuse Outre-Atlantique depuis le 20 août), il a en revanche confirmé l’ouverture de deux nouvelles chaînes ; Al Jazeera UK, spécifique au Royaume-Uni, et l’autre en langue turque. Cette dernière, qui a subi un retard au démarrage, devrait finalement apparaître sur les ondes du monde turcophone au cours du premier semestre 2014.
Les raisons d’un ajournement
Visiblement, la chaîne en français ne devrait pas, contrairement à certaines prédictions, voir le jour au cours de l’année prochaine. Parmi les raisons qui expliqueraient ce report, il y a certainement la saturation du réseau, et le fait que les préparatifs en vue du lancement d’Al Jazeera aux Etats-Unis ont monopolisé une grande partie des énergies. C’est en effet un véritable pari que s’est lancée la direction puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de prendre pied dans un paysage audiovisuel américain à la fois éminemment concurrentiel et foncièrement hostile. Outre la méfiance d’une partie de l’opinion pour une chaîne qualifiée encore aujourd’hui (et de manière abusive) de « chaîne de Ben Laden », bon nombres d’opérateurs du marché audiovisuel américain ont fait la fine bouche devant l’arrivée d’un nouvel acteur perçu comme un concurrent coriace. En plus de ces difficultés, le projet américain avait englouti un budget colossal puisqu’on estime son coût global à plus d’un milliard de dollars. Cette débauche d’énergie expliquerait en partie le retard dans la mise en place du projet français.
On peut aussi penser que l’abdication de l’émir survenue en juin dernier ainsi que la valse des postes que ce changement a provoquée auprès d’une partie de l’appareil d’Etat peuvent être des motifs d’explications supplémentaires. Cheikh Ahmed ben Jassem, directeur général du groupe depuis septembre 2011 a ainsi cédé la place, du fait de sa nomination au poste de ministre de l’Economie dans le nouveau gouvernement, à un des ses conseillers, Moustapha Souag. Ce dernier, qui occupait le poste de directeur de la chaîne arabe, dirige désormais l’ensemble du groupe sans que l’on sache si cette fonction de direction lui est octroyée au titre de l’intérim ou de manière définitive. De même, le climat français avec l’hyper-focalisation médiatique autour du Qatar n’est pas de nature à créer aujourd’hui les conditions les plus favorables à l’établissement de la chaîne. Depuis quelques mois, la fièvre du « Qatar-bashing » a dominé l’appréciation de cet émirat auprès d’une grande partie de l’opinion, et le lancement d’Al Jazerra French serait sans doute le prétexte à une nouvelle panique éditoriale. Enfin, on peut émettre l’hypothèse que face à un audiovisuel extérieur mal en point, le gouvernement français aurait fait part de sa sérieuse réserve quant à l’établissement d’un canal qui, outre le fait qu’elle aurait la fâcheuse tendance à éclipser l’audience de France 24, pourrait à terme émerger comme la voix de la France à l’international.
Al Jazeera en français : oui ou non ?
Malgré ce contexte défavorable, il n’est pas interdit de penser que le projet verra certainement le jour mais dans un avenir plus lointain. En effet, les fondamentaux qui plaident en ce sens ne manquent pas. D’abord, la volonté d’élargir la sphère d’influence de la chaîne qatarie a été rappelée par Cheikh Hamad ben Thamer qui est le véritable patron du groupe. Dans cette optique, on voit mal comment le français pourrait ne pas entrer en ligne de compte. Avec près de 250 millions de locuteurs dans le monde, le français est aujourd’hui la cinquième langue la plus parlée au niveau mondial et la seule, avec l’anglais, à être pratiquée sur tous les continents. De même, Al Jazeera dispose des moyens de ses ambitions et bénéficie de toutes les attentions car elle est au cœur du dispositif du Soft power de l’Etat du Qatar. Dans sa traduction financière, ce facteur signifie qu’il n’y a pas de limites dans la volonté de renforcer les parts de marché du média à l’échelle internationale.
Enfin, après avoir visé de manière spécifique les opinions des Etats-Unis et du Royaume-Uni, la France apparait comme un prolongement naturel. Washington et Londres partagent avec Paris deux caractéristiques fondamentales : membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ce sont aussi trois pays qui développent le plus de relations politiques, militaires et économiques avec Doha. Dans ce jeu d’alliance dans lequel l’émirat souhaite sortir du rapport de subordination, cibler l’opinion de ces trois puissances présente un intérêt stratégique supérieur.