Le Qatar ou la stratégie du plus faible – entretien avec le Journal de Saint-Denis (93)

mardi, 09 avril 2013 02:00

Le JSD : Quel est le fondement de la stratégie de développement du Qatar ?

Nabil Ennasri :Il faut replacer le Qatar dans sa situation géopolitique, celle d’un petit pays coincé entre deux voisins intimidants : l’Iran et l’Arabie Saoudite. Les dirigeants qataris pensent leur place à travers ce prisme d’une vulnérabilité excessive, doublée du fait que le Qatar, assis sur la troisième réserve mondiale de gaz, suscite les convoitises. L’exemple du Koweït, envahi par l’armée irakienne, en 1990, a été un traumatisme majeur. Cette conscience aiguë de sa fragilité pousse le Qatar à s’assurer du parapluie militaire américain. Mais la force pure leur étant interdite, ils misent sur le « soft power » :


s’afficher pour exister. Cela passe par Al Jazeera, qui leur a conféré une audience planétaire en quelques années. Cela se décline aussi dans les domaines sportifs, culturels, religieux et diplomatiques. Le sport notamment est considéré comme un vecteur de rayonnement majeur qui doit situer positivement le Qatar sur la carte.

Le JSD : Ce développement ne va pas sans un certain nombre de problèmes…

Nabil Ennasri :Il y a deux contradictions majeures. D’abord, la condition dramatique des ouvriers étrangers. Ce sont eux qui ont fait le Qatar, mais ils vivent une situation – économique, juridique – accablante. Le Qatar ne pourra pas se prévaloir d’être le modèle qu’il veut être pour les autres pays du Golfe s’il n’améliore pas de manière substantielle la condition de ces travailleurs. Au-delà du coût social, le prix écologique est exorbitant. Récemment encore, les Qataris étaient les plus gros pollueurs de la planète par habitant. Depuis quelques années, une politique publique de réduction des coûts environnementaux a permis de limiter l’empreinte écologique. On est très loin du compte, même si la tendance est à la baisse.

Le JSD : Le « plan banlieue » envisagé par les Qataris, fin 2012, a déclenché une polémique. De quoi s’agissait-il précisément ?

Nabil Ennasri : Quand des élus de banlieue sont venus trouver les Qataris – il ne faut pas oublier que ce sont les élus qui les ont sollicités – ces derniers ont répondu favorablement dans l’optique de densifier leurs relations avec la France, partenaire diplomatique et économique privilégié. En investisseurs rationnels, les Qataris ont senti, comme d’autres, que la banlieue possède des atouts précieux : une population jeune, formée, dynamique, avec des projets innovants. L’ambassade américaine, depuis une dizaine d’années, fait également du ciblage des élites de banlieue la priorité de son action culturelle et politique. Sauf que – on touche peut-être ici au fond du problème français – dans l’imaginaire collectif, les USA sont un pays occidental avec lequel on partage beaucoup. Le Qatar reste un pays arabe et musulman, dans l’inconscient collectif, c’est la terre du wahhabisme, on est beaucoup plus soupçonneux. C’est ce qui a d’emblée faussé le débat. On était au début de la campagne électorale. Le parti qui a compris qu’on pouvait instrumentaliser le projet à des fins de politique intérieure, c’est celui de Marine Le Pen, qui n’a pas hésité à faire le procès permanent du Qatar sur le registre des fantasmes de la contagion par l’islamisme radical. Et ça a fait capoter le projet. C’est une occasion manquée. Les élus de banlieue avaient reçu un millier de projets…

Recueilli par Sébastien Banse et publié le 6 avril 2013.

L’énigme du Qatar Nabil Ennasri, éditions Armand Colin, collection Enjeux stratégiques, 19 €.

Laissez un commentaire