L’opération "Tempête décisive", lancée fin mars par le biais d’une campagne de bombardements aériens, semble enlisée. Si l’alliance sunnite a permis de desserrer l’étau sur le grand port méridional d’Aden et de récupérer cinq gouvernorats du sud du pays, elle n’est pas encore venue à bout des Houthis, alliés à une partie de l’armée yéménite restée fidèle à l’ancien président Ali Abdallah Saleh . Les bombardements et les combats ont fait d’après l’Onu, près de 4 500 morts et des dizaines de milliers de déplacés.
Le récent renforcement militaire des forces de la coalition armée traduit au pire un aveu d’échec, au mieux une tentative de relance d’une opération qui patine. "Il y a eu une stratégie visant à détruire toutes les infrastructures de l’Etat yéménite : les hôpitaux, les écoles, les bâtiments publics, les bases militaires", explique le sociologue et politologue Rudolf el Kareh, spécialiste du Moyen-Orient. Pour lui, il y a eu"une volonté de faire plier les Yéménites par la force des bombardements". Mais, souligne-t-il, "cette stratégie de la tabula rasa, qui est liée à l’idéologie wahhabite, a échoué". Celle-ci se solde par d’énormes destructions, une catastrophe humanitaire, et une incapacité à imposer une solution politique.
Les risques islamistes
Mais cette stratégie est aussi porteuse d’autres risques. "L’écroulement des structures étatiques, le déploiement d’une culture des armes, notamment au Sud, bénéficient de façon manifeste à l’ancrage territorial des militants islamistes sunnites armés", pointe le chercheur Laurent Bonnefoy sur le blog Orient XXI, arguant du contrôle de la ville de Mukalla (est) par des groupes se réclamant d’Al Qaïda dans la Péninsule arabique (Aqpa).
Les tiraillements et les inimitiés au sein de la coalition expliquent aussi l’enlisement actuel. "La coalition a tenté en vain de mobiliser les grandes tribus, puis de manipuler le mouvement Islah (Frères musulmans, le deuxième parti du pays, NdlR) et le Mouvement de la dynamique sudiste", note M. el Kareh. Or chaque acteur a ses propres objectifs : "Les Saoudiens ne supportent pas l’idée d’un Yémen indépendant et les Emirats arabes unis ne peuvent pas accepter une alliance avec les Frères musulmans du mouvement Islah."
La prochaine bataille, qui va se jouer dans les régions montagneuses du nord, promet d’être longue. C’est le fief des rebelles houthistes, qui y ont l’avantage du terrain.
3 questions à Nabil Ennasri, chercheur et directeur de l'Observatoire du Qatar
Le Qatar envoie-t-il ses soldats au Yémen par solidarité sunnite ou intérêt propre ?
Cette aide entre dans le cadre d’une nouvelle équation régionale dans laquelle le rapprochement entre Riyad et Doha est l’un des éléments les plus tangibles. Longtemps en conflit, les deux capitales ont renoué des liens forts, notamment suite à l’accession au trône du roi Salmane. Ce dernier semble faire du Qatar, de la Turquie et des Frères musulmans des moteurs du front sunnite qu’il souhaite le plus large possible. La solidarité interarabe au Yémen illustre cette nouvelle posture. L’intérêt du Qatar dans ce conflit est donc d’exprimer son souhait de faire de l’Arabie saoudite le leader d’un camp sunnite qui puisse être à la hauteur des lourds défis qui pèsent dans la région. Il faut aussi noter la présence effective au Yémen d’un acteur qui constitue un autre souci pour les régimes du Golfe, à savoir Al Qaïda dans la péninsule arabique. Le renforcement des capacités militaires de la coalition a aussi pour but de ne pas laisser à cet adversaire le monopole du terrain.
Le Yémen, sans faire partie du Conseil de coopération du Golfe, représente-t-il un enjeu majeur pour les monarchies?
Le Yémen est un théâtre d’opérations essentiel pour toutes les capitales du Golfe : après la perte de l’Irak et le maintien dans le giron iranien (chiite, NdlR) de la Syrie et du Liban, il était impensable pour les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe de laisser un quatrième pays arabe, qui plus est de la péninsule, tomber sous l’influence de Téhéran.
Le différend observé l’an dernier entre le Qatar et l’Arabie saoudite est-il terminé ?
Disons que l’ère de la guerre froide entre le Qatar et l’Arabie appartient au passé. Néanmoins, des querelles internes entre monarchies du Golfe persistent - hormis sur le Yémen et la lutte contre Daech où les monarchies sont sur la même longueur d’ondes. Les Emirats arabes unis demeurent très réticents à une normalisation des relations avec Doha. Adversaire du Printemps arabe, Abu Dhabi est devenu l’allié financier numéro un du régime putschiste égyptien et demeure bien plus méfiant envers les factions palestiniennes (notamment le Hamas) que ne l’est Doha. Ainsi, même si l’axe Doha-Riyad, doublé d’un lien fort avec Ankara se précise, les Emirats pourraient très bien faire cavalier seul.
Entretien initialement publié le 10 septembre 2015 sur le site de La Libre Belgique :