Nabil Ennasri, vous faites plusieurs fois référence dans votre livre à un « printemps de Doha ». Or au Qatar, le poète Mohammed Al Alajmi est emprisonné pour « incitation au renversement » et « insulte à l’émir » – sa peine vient d'être réduite à 15 ans par la cour d’appel de Doha. Est-ce vraiment un « printemps »?
Nabil Ennasri. Le « printemps de Doha », si tant est qu’il ait existé, et que je mets d’ailleurs entre guillemets, je le situe à partir de la fin des années 1990 : plusieurs consultations électorales sont alors menées au Qatar, et en 2004, la constitution est adoptée par référendum. Pour la première fois, les femmes ont le droit de voter et sont éligibles. Le Qatar est le premier pays du Golfe à avoir instauré cette ouverture. Il n’en reste pas moins que le régime qatari, à l’image des autres pays du Golfe, reste un régime autoritaire, comme le montre l’emprisonnement du poète. De ce point de vue, le Qatar a de plus en plus de mal à se différencier des pays voisins, puisque l’on voit depuis dix ans, au Koweït notamment, cette volonté de s’arrimer au courant libéral qui traverse le monde arabe.
Cette région est cependant très loin de se hisser au niveau des standards internationaux en termes de droits de l’homme. Reporters sans frontières a classé le Qatar à la 110e position sur près de 180 pays. Pour un pays qui se targue d’être le chantre de la liberté d’expression, notamment via Al Jazira, il y a encore beaucoup d’efforts à fournir.
Karim Sader. Le raisonnement qui consiste à comparer le Qatar avec ses voisins pour minimiser sa part d’autocratie ne me paraît pas pertinent. S’il y a un État dans la région à citer en matière d’avant-gardisme démocratique, c’est le Koweït, premier État à avoir installé une véritable vie parlementaire, avec des élections ouvertes aux femmes. Certes, le Qatar pratique un wahhabisme plus soft que l'Arabie saoudite, mais quand vous avez 220 000 autochtones, votre situation est plus favorable que lorsque vous devez faire face à plusieurs millions d’habitants qui souffrent du manque de redistribution de la manne pétrolière.
Autre facteur important : quand vous êtes coincé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, votre première priorité n'est pas la démocratie, c’est la sécurité et le sentiment de fierté nationale. Ils sont fiers de ce que fait l’émir, qui les fait exister sur la scène internationale. Quantité de sondages l’ont montré, notamment en 2011, au plus fort du soulèvement arabe. De la même manière, et je le regrette, la cause du poète ne sensibilise pas beaucoup les Qataris, qui ont très peur de tout élément qui pourrait déstabiliser le pays. Le Qatar n’est pas une démocratie. D’ailleurs, les élections législatives ont été reportées à deux reprises, et on les attend toujours. Il n’y a pas de vie politique qatarie, aux dernières élections municipales, les partis politiques étaient interdits. Et lorsque l’émir a ajourné en 2011 les élections, la presse s’est mobilisée à ses côtés pour justifier sa décision. Il n’y a pas de grande voix dissidente.
Nabil Ennasri. Je suis d’accord avec Karim. Tout de même, une remarque. La condamnation du poète a été couverte par Al Jazira English, qui a invité un activiste des droits de l’homme pour condamner ce procès. De même, lors du premier procès en novembre 2012, Al Jazira arabe cette fois-ci avait donné la parole au représentant syrien à l’ONU, au journal de 13 heures. Il a critiqué le Qatar, qui est pourtant très opposé au régime syrien.
Le Qatar demeure un régime autoritaire, pour une raison simple : quand, dans une démarche clientéliste, on satisfait aux besoins de la population, quand le revenu par habitant est le plus élevé au monde, peu de gens sont motivés pour changer les choses.
L’un des paradoxes de la politique étrangère du Qatar, qui renvoie à la conception de la démocratie du régime, c’est la dichotomie entre la révolution libyenne, largement financée par le Qatar au nom de la liberté, et l’écrasement de la révolte à Bahreïn, où le Qatar est venu en appui de l’Arabie saoudite. Quels sont les ressorts de ce paradoxe ?
Karim Sader. Bahreïn, qui dispose de peu de réserves de pétrole, est la chasse gardée de l’Arabie saoudite, premier producteur mondial de pétrole. C’est aussi le siège de la cinquième flotte américaine. Il s’est donc noué un pacte de non-agression qataro-saoudien au début du « printemps arabe ». Les Saoudiens étaient tétanisés à l'idée de voir la contestation se répandre à Bahreïn, et observaient le Qatar s’activer pour encourager les Libyens, Tunisiens, etc. L’Arabie saoudite a donc dit aux Qataris : faites ce que vous voulez ailleurs, mais ne touchez pas au Golfe.
Ainsi Al Jazira n’a pas fait écho à la révolte à Bahreïn, et le Qatar a envoyé des soldats en appui aux forces saoudiennes venues déloger les manifestants place de la Perle. Tout cela montre que cet activisme du Qatar est sélectif. Il consiste à favoriser non pas l’émergence de ceux qui ont fait les révolutions, mais les Frères musulmans, qui ont confisqué ces révolutions.
Nabil Ennasri. Dans l’affrontement idéologique en cours au Moyen-Orient, il faut prendre la mesure de ce qui se passe : le clivage sunnite-chiite devient l’un des termes majeurs de l’équation stratégique. C’est malheureux, mais ce clivage est en train de scinder en deux l’espace du monde arabe. Ce fossé se voit aussi sur Internet, sur les chaînes satellitaires, dans les sermons religieux. Et on ne peut pas comprendre ce qui se passe à Bahreïn sans prendre en compte ce clivage. C’est dans cette optique que le Qatar a participé à la répression à Bahreïn, et qu’il soutient les élans démocratiques notamment en Libye et en Syrie. Pour ce qui concerne ces révolutions, il faut tout de même rappeler que Ennahda et les Frères musulmans sont venus au pouvoir par les urnes.
Karim Sader. Deux organisations par ailleurs financées par le Qatar.
Nabil Ennasri. Certes. Pour moi, le Qatar se dit, de manière pragmatique, que les forces populaires structurées qui remportent les élections, qui façonnent l’édifice politique du monde arabe, sont quasiment toutes issues de la matrice politique des Frères musulmans. Ce calcul est doublé d’une connivence idéologique, car au Qatar, l’influence religieuse vient principalement du cheikh Youssef al-Qaradaw (figure historique des Frères musulmans exilée au Qatar), sorte de mufti officieux qui conseille l’émir. Le Qatar devient donc le mécène de ces partis. Maintenant, je ne suis pas sûr que Ennahda ou les Frères musulmans feront les mêmes scores aux prochaines élections.
Justement, la politique étrangère du Qatar est-elle amenée à évoluer, ou, a contrario, le but ultime du Qatar est-il idéologique : favoriser la chute des régimes dictatoriaux laïcisants, comme l’était la Tunisie, pour des régimes tenus par des partis musulmans conservateurs ?
Nabil Ennasri. C’est compliqué car, dans sa vision du monde, l’émir du Qatar est « nationalisto-islamisant ». Notamment parce que, pour la première fois, le monde arabe a été unifié, dans la langue de l’arabe littéraire, via la chaîne Al Jazira.
Karim Sader. Je suis plus catégorique et ma réponse est non. Il y a, avant le pragmatisme, une connivence idéologique. Durant les dernières décennies, le Qatar est devenu la terre d’exil du prototype de l’islamiste opprimé. Il y a une haine du Qatar pour ces régimes qui étaient en place, car c’était des régimes gauchisants et laïques – non pas au sens français du terme, mais au sens de la répression contre les islamistes – et n’appliquant pas le Coran. Je pense donc que Doha a voulu, et continuera à vouloir, consolider les pouvoirs des Frères musulmans. C’est pour cela que les Qataris arrivent aujourd’hui en pompier de service en Égypte, et investissent tous azimuts.
Un autre point très important : le Qatar n'est pas une puissance occulte qui viendrait tirer les ficelles en coulisses. C’est un sous-traitant des États-Unis. Il n’est pas passé du statut de puissance financière à celui de puissance géopolitique par hasard. Il existe un consensus pour sous-traiter au Qatar, et à la Turquie d’ailleurs, l’encadrement de la région. Les nouveaux partis islamistes au pouvoir sont arrivés avec l’aval des États-Unis, et de l’Otan. Quel est le rôle du Qatar ? En faire de bons élèves du libéralisme économique, et qu’ils fassent la paix avec Israël. Les Frères musulmans se sont d’ailleurs engagés, dès leur prise du pouvoir, à ne pas remettre en cause les accords avec Israël. Domestiquer pour le compte des États-Unis, cela fait partie du rôle du Qatar.
Nabil Ennasri, vous évoquez cette alliance avec les États-Unis dans votre livre, notamment lors de la première guerre du Golfe. Mais vous notez également que, dès 1992, le Qatar a renoué des relations diplomatiques avec l’Irak, alors banni du monde arabe.
Nabil Ennasri. Le choix pour le Qatar, et en particulier pour l’émir, d’être le siège de la première base américaine en dehors du sol des États-Unis est d’abord le résultat de la contrainte, plus que celui du cœur. Pour tous les pays de la région, hormis l’Iran aujourd’hui, le choix est simple : soit on accepte la pax americana, soit on prend le risque de subir ce qu’a subi Mossadegh en 1953, ou Saddam en 2003, etc. Clairement, le Qatar rentre dans le cadre de ce que j’appelle la « souveraineté limitée ». Sa marge de manœuvre diplomatique, il s’en sert pour s’opposer, systématiquement depuis vingt ans, à la politique de l’Arabie saoudite. Cela prendra un tour radical quand l’émir va s'apercevoir que les Saoudiens et les Émiriens sont prêts à fomenter un coup d’État contre lui, et mettre son père à sa place, à partir de 1996 (l’émir en place aujourd’hui a lui-même délogé son père en 1995). Al Jazira est régulièrement utilisée pour régler des comptes avec les Saoudiens. Les opposants saoudiens exilés à Londres ont antenne ouverte, ce qui crée régulièrement des crises diplomatiques.
Qu’est-ce donc que ce « wahhabisme soft » que vous évoquiez plus tôt dans l’entretien, Karim Sader ?
Karim Sader. Il n’y a pas de wahhabisme soft, cela n’existe pas.
Ce sont pourtant deux termes que vous avez associés au début de l’entretien.
Karim Sader. Je me mettais alors dans la peau d’un Occidental qui constate : « En Arabie saoudite, on coupe la main du voleur, alors qu’au Qatar non. » Mais j’ai bien précisé que c’était notamment la donne démographique et économique qui permettait aux Qataris de ne pas afficher ce genre de mœurs archaïques. L’expression “wahhabisme soft” peut être employée du point de vue politique. Cela revient à dire : « Nous sommes les héritiers d’Ibn Abd Al-Wahhab. » Les Thani, au pouvoir au Qatar, descendent de la tribu qui lui est affiliée. Au XVIIIe siècle, Ibn Abd Al-Wahhab fut le fondateur du wahhabisme, cet islam rigoriste qui demande le retour aux valeurs du Coran. Seulement, il s’agit au Qatar d’un wahhabisme du XXIe siècle, contrairement à l’Arabie saoudite qui est un régime d’un autre temps.
Les Qataris restent cependant des musulmans, l’apparence identitaire demeure celle du wahhabisme, et pour l’illustrer, la plus grande mosquée achevée l’an dernier au centre de Doha a été baptisée Ibn Abd Al-Wahhab. Si le Qatar tient à ne pas fâcher une large partie de sa population proche de l’Arabie saoudite d’un point de vue idéologique, il cherche aujourd’hui à devenir un véritable pôle du wahhabisme du XXIe siècle.
Un hub islamique, en quelque sorte.
Karim Sader. C'est déjà ce qu'est l’Arabie saoudite mais à sa manière archaïque, quand sa légitimité vient uniquement du fait qu’elle abrite les lieux saints sur son sol. Aujourd’hui, dans cette prétention géopolitique mais surtout islamique à être le centre de gravité des pouvoirs islamiques du monde, à être l'interlocuteur de l’Occident sur ces questions, le Qatar passe derrière l’Arabie saoudite. C’est aussi pour cela qu’il abrite aujourd’hui une antenne des talibans. Ils ont d’ailleurs enlevé aux Saoudiens toutes les prétentions islamiques : le Liban, le Hamas en Palestine, le Yémen, et récemment la question afghane.
Nabil Ennasri. Le Soudan.
Karim Sader. Le Qatar est passé partout.
Nabil Ennasri, vous parlez assez peu des personnalités invitées ou même financées par le Qatar, mais vous citez tout de même Tariq Ramadan qui, bien que critique à l’encontre du régime de Doha, voit sa chaire d’études islamiques contemporaines à Oxford financée par le Qatar. Quel rôle joue-t-il ?
Nabil Ennasri. La présence de Tariq Ramadan, qui enseigne aussi au Qatar, répond à deux objectifs. Dans cette volonté de devenir un modèle, le Qatar a besoin dans sa stratégie de “soft power” de capter des personnalités à forte dimension symbolique. Ça se voit dans le football, la culture et dans le domaine académique. Tariq Ramadan est une personnalité connue du milieu académique anglo-saxon (même si, en France, il a toujours cette image sulfureuse), il a été notamment consacré par le magazine Time comme un penseur « innovant ». Par ailleurs, c’est le petit-fils du fondateur des Frères musulmans.
Mais il faut éviter de simplifier le champ religieux qatari. Il y a bien un wahhabisme diffus des tribus, comme chez les Tamim, tribu qui descend du centre de l’Arabie saoudite. Mais à l’heure de l’Islam mondialisé, le premier vecteur d’islamité auprès des nouvelles générations, ce n’est plus la mosquée, ni l’école coranique, mais Internet. Et il y a une troisième couche, née de la volonté des autorités qataries de sortir de cette image sulfureuse du wahhabisme, et cette volonté est incarnée par Cheikha Moza. C’est elle qui finance le centre de Tariq Ramadan, qui incarne les aspirations d’une partie de la jeunesse, des femmes, de sortir de cet islam poussiéreux, moyenâgeux, vers un « islam des lumières ». La place des femmes; c'est la différence fondamentale entre le wahhabisme saoudien et qatari. À Doha, les femmes travaillent, conduisent, étudient. Une partie des universités qataries sont mixtes. Pour les jeunes de 30 ans au Qatar, le wahhabisme, c’est complètement dépassé.
Qu’entendez-vous par « Islam des lumières » ?
Nabil Ennasri. Se débarrasser du conservatisme et donner plus de place à l’Ichtihad (la recherche du savoir) comme Tariq Ramadan le fait d’ailleurs de manière intéressante. Par ce biais, on peut ouvrir l'Islam aux questions du genre, de l’économie, de l’écologie, aux questions sociales et éducatives. C’est aussi ce qu’essaie de faire Cheikha Moza.
Karim Sader. C’est sans doute là où j’aurai plus de points de désaccord avec Nabil. Cheikha Moza n’a pas l’influence qu’on lui prête. Elle n’est qu’une vitrine, destinée à peaufiner l’image de l’émirat en Occident. Au Qatar, je n’ai rencontré que des réticences par rapport au rôle de la Cheikha Moza.
Nabil Ennasri. Et les efforts de la Qatar foundation, qu’en faites-vous ?
Karim Sader. Cette fondation est surtout destinée à impressionner à l’extérieur ! Robert Ménard, dont l’expérience à la tête du centre pour la liberté de la presse a tourné court, l’a très bien dit : « Cheikha Moza était de bonne volonté, mais elle n’avait pas d’influence au Qatar. » Au contraire, je pense que le Qatar est en train de se radicaliser, et c’est une régression. Un seul exemple : l’interdiction de l’alcool sur l’île en 2012 a bien montré que l’émir craint la frange traditionaliste.
Nabil Ennasri, l’une des menaces qui pèsent aujourd’hui selon vous sur le Qatar, c’est cette radicalité qui point.
Nabil Ennasri. Certains au Qatar disent : « La volonté émancipatrice de Cheikha Moza, ça va! Nous sommes avant tout des Arabes d’origine bédouine, avec nos traditions. » Et d’ailleurs, que sera le Qatar en 2022, quand des dizaines de milliers de supporteurs du monde entier viendront assister à la Coupe du monde de football, avec alcool, et sans doute des mœurs peu en adéquation avec le traditionalisme des tribus ? C’est sans doute l’élément le plus préoccupant de la stabilité du Qatar. De mon point de vue, c’est ce qui expliquerait pour partie la tentative de coup d’État en février 2009.
Il faut ajouter que, d’ici à 2022, le Qatar devra encore recruter un million de travailleurs étrangers supplémentaires (ils représentent déjà 80 % de la population qatarie et sont payés au mieux 400 dollars par mois, sont privés de leur passeport et dorment dans des campements hors de la ville, souvent sans climatisation, par 50 degrés !). Comment le Qatar peut continuer à améliorer son image en exploitant ainsi des travailleurs, alors qu’il est désigné par plusieurs ONG comme un État esclavagiste ? Cette menace née de ces déséquilibres se conjugue avec celles des États ennemis, comme le régime de Bachar al-Assad, qui utilisent tous les moyens possibles pour ternir la réputation du Qatar.
Est-ce pour cette dernière raison que le « Qatar-bashing » devient omniprésent, notamment sur le financement des milices au Mali, sur lequel personne n’a apporté le moindre élément tangible ? Le Qatar n’est-il pas en train de perdre cette bataille pour son image ?
Karim Sader. Vous soulignez là quelque chose de très important. Nous entrons dans une ère nouvelle pour le Qatar. Il a réussi à exister à l’international, le voici maintenant exposé à un paramètre qu’il ne maîtrise pas : l’opinion publique. Le Qatar a tout de même des atouts, dont une puissante force de frappe financière. Exemple : quand vient le scandale de la Coupe du monde (lire ici), ils achètent David Beckham. Ensuite, le Qatar-bashing, personnellement cela m’irrite, et nous met face à nos contradictions.
Pourquoi aujourd’hui fait-on du Qatar-bashing alors qu’on a accueilli les Qataris à bras ouverts, en les exonérant sous Sarkozy d’impôts sur les plus-values immobilières ? C'est surtout exaspérant quand ce Qatar-bashing est avancé sans preuve. On parlait du Mali : tout le monde parle, personne n’a la moindre preuve. Au bout du compte, sans doute cette guerre de communication sert-elle davantage le Qatar, parce que l’on continue à parler de lui.
Nabil Ennasri. En France, si le Qatar a une image négative, c’est aussi du fait d’une certaine islamophobie d’une partie des élites, qui ne supporte pas d’avoir un émirat et des bédouins qui, comme je l’ai entendu récemment dans un débat, viennent avec leurs chameaux acheter un à un les joyaux de la République. Cela rejoint le regard colonial et paternaliste vis-à-vis du monde arabe. Maintenant que la France, qui a souvent été en avance sur la marche de l’histoire, est dépassée par la Chine, le Brésil, et en plus, par les Arabes du Golfe, cela irrite ces milieux-là. En même temps, pour le Qatar, c’est le retour du bâton, à force d’investissements compulsifs.
Justement, pourquoi les Qataris se sont-ils focalisés sur la France ?
Nabil Ennasri. Pour une France plongée dans la crise, ce pays du Golfe est un eldorado économique avec lequel l’on va forcément maximiser les relations pour pouvoir augmenter ses parts de marché. Dans un environnement éminemment concurrentiel au Moyen-Orient, où les Anglo-Saxons se taillent la part du lion, avoir une relation privilégiée avec un émirat opulent, à qui l'on peut vendre des armes, du BTP, des services, de la com... c’est bon pour notre économie. Petit signe intéressant : on n’a pas beaucoup entendu les autorités françaises au sujet de la condamnation du poète… Pourtant le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, était là-bas pendant la condamnation, pour superviser un exercice militaire ! Hollande n’a cependant pas poursuivi l'affichage publicitaire, cette relation très personnalisée qu'entretenait Sarkozy avec l’émir. Le souhait de Hollande, même s’il a reçu les Qataris à l’Élysée plus que tout autre représentant arabe, est de davantage diversifier ses débouchés, avec les Émirats arabes unis, avec l’Arabie saoudite.
Karim Sader. Et il faut distinguer là encore les fantasmes de la réalité. La Chine, par exemple, investit davantage en France que le Qatar. Pour les Qataris, la France, c’est une simple marque de prestige. C’est pour cela qu’ils veulent enlever « Saint-Germain » du logo du PSG, parce que c’est « Paris » qui fait vendre. Et puis, sur l’industriel, il y a deux fois plus d’investissement qatari en Grande-Bretagne qu’en France. On arrive à 6 % d’investissement en France sur un fonds de 100 milliards, je ne trouve pas cela énorme. J’ai même la sensation que la lune de miel entre Paris et Doha est derrière nous. Sur le volet diplomatique, comme le dit Nabil, il y a un rééquilibrage en cours du fait de l’insistance des diplomates, qui se taisaient sous Sarkozy. Et c’est heureux.
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L’Énigme du Qatar, éd. Iris/Armand Colin, 200 p., 19 €