Ces réserves, émises lors d’une réunion de la Ligue arabe, ont suscité une levée de boucliers de la part des autorités égyptiennes. Par la voix de son ambassadeur à la Ligue arabe, Le Caire a vivement dénoncé la position de l’émirat en accusant Doha de soutenir le terrorisme. Accusation réfutée par le Qatar qui a rappelé son ambassadeur au Caire. Après cette polémique, les autres pays du Golfe lui ont dans un premier temps exprimé leur soutien. Par la voix de son secrétaire général Abdellatif Al-Zayani, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a « rejeté les déclarations du délégué égyptien auprès de la Ligue arabe accusant le Qatar de soutenir le terrorisme ». Mais — indice de la persistance des divergences qui divisent l’organisation régionale —, cette dernière a ensuite tenu à rappeler son soutien à l’Égypte dans sa démarchede lutte contre le terrorisme.
Relance des tensions ?
Cet épisode ravive une querelle diplomatique dont le répit n’a été que de courte durée. Dans la foulée du sommet du CCG du 9 décembre dernier qui a scellé la réconciliation entre les monarchies du Golfe, beaucoup ont pensé que le Qatar allait entrer dans le rang et reprendre des relations normales avec l’Égypte. Il est vrai que les signes d’apaisement n’ont pas manqué : du côté qatari, le départ de certains cadres des Frères musulmans ainsi que la brusque interruption de la filiale égyptienne d’Al-Jazira. Même la chaîne mère avait modéré ses charges contre le pouvoir égyptien, et les spots à la mémoire du président déchu Mohamed Morsi avaient momentanément disparu des écrans. C’est dans ce contexte que le 20 décembre 2014, l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani avait envoyé un émissaire spécial à destination du président égyptien pour lui signifier sa volonté de repartir du bon pied. On parlait même de la possibilité d’une rencontre entre les deux chefs d’État.
Mais cette stratégie de rapprochement ne semble plus d’actualité pour plusieurs raisons. D’abord, malgré les gestes de bonne volonté de Doha, la presse égyptienne a toujours accusé le Qatar de mener un double jeu et de ne pas respecter les termes de l’accord de réconciliation signé sous l’égide du défunt roi saoudien Abdallah. Adoptant une stratégie maximaliste, une partie de l’appareil d’État égyptien souhaitait aussi que le Qatar expulse le savant Youssef Al-Qaradawi, ce qui était inenvisageable pour les autorités de Doha. De plus, la fuite en avant dans la répression était de nature à heurter le Qatar qui ne pouvait donner de blanc-seing à la poursuite d’une campagne répressive qui s’opposait aux fondamentaux de sa doctrine diplomatique.
C’est en effet ici que se joue l’antagonisme majeur qui isole le Qatar dans l’équation stratégique du Golfe. À rebours de ses voisins mais en phase avec Ankara, Doha continue de considérer les révoltes arabes comme un phénomène positif ; ce qui souligne en creux l’illégitimité des régimes actuels. De plus, observant que la dynamique oppositionnelle dans de nombreux pays arabes restera dominée par des forces plus ou moins proches des Frères musulmans, l’émirat considère la confrérie comme un acteur légitime du champ politique arabe.
Il est évident qu’appliqué au cas égyptien, ce schéma ne peut qu’irriter Abdel Fattah Al-Sissi, d’autant que le Qatar interfère auprès d’acteurs situés aux frontières de l’Égypte. À l’est, dans la bande de Gaza, l’émirat demeure le principal bailleur de fonds du Hamas, qu’un tribunal égyptien vient de classer comme « organisation terroriste ». À l’ouest, la Libye émerge comme la nouvelle pomme de discorde entre les régimes du Golfe ; le Qatar y soutient le gouvernement de Tripoli alors que ses voisins (en particulier les Émirats arabes unis) apportent un appui direct à la rébellion lancée par le général Khalifa Haftara, allié du gouvernement officiel exilé à Tobrouk.
Cette polarisation des positions a mis un terme au fragile compromis qui n’a tenu que quelques semaines. Dans un geste corroborant cette fixation, Le Caire a récemment rendu à Doha l’argent que l’émirat lui avait prêté durant la présidence de Mohamed Morsi. Du fait de cette reprise des tensions, Al-Jazira s’est remise à fustiger le régime du Caire avec la même virulence que par le passé. En plus des diffusions répétées de « fuites » compromettantes pour le président égyptien, la chaîne a même inauguré une nouvelle émission, « Nafidha ‘ala al maydene » (« Fenêtre sur la place ») dont le sujet est la réhabilitation d’une révolution piégée par le coup d’État de l’armée.
Réorientation de l'agenda de Riyad
Ce coup de fièvre dans les relations Qatar-Égypte est l’occasion de revenir sur le déplacement que semble connaître l’équilibre des forces au Proche-Orient. Davantage qu’au Qatar, c’est vers l’Arabie saoudite qu’il faut se tourner. Dès l’irruption des soulèvements, elle a été le fer de lance des forces de la contre-révolution et voyait le printemps arabe comme une hérésie. Appuyant de toutes ses forces le putsch égyptien, le royaume saoudien n’a pas eu de mots assez durs pour condamner un épisode révolutionnaire qui menaçait de déborder sur son propre sol. Cette attitude l’a certes rapproché de l’Égypte, mais également éloigné du tandem Qatar-Turquie avec lequel le royaume partage une même analyse de la crise syrienne. Or, depuis plusieurs semaines, Riyad semble avoir adapté sa posture à la montée de deux périls majeurs qui recentrent son agenda diplomatique.
Le premier concerne la menace existentielle que fait peser sur les régimes du Golfe l’ascension fulgurante de l’organisation de l’État islamique en Irak et en Syrie. L’OEI est pour Riyad un vrai sujet de préoccupation, car ses forces ne sont parfois qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière saoudienne. Davantage que la menace sécuritaire, c’est aussi la rhétorique de l’organisation — conspuant la compromission du régime saoudien — qui constitue un motif d’inquiétude. Face à une population travaillée par de graves tensions sociales, l’OEI pourrait constituer le catalyseur d’un mouvement de protestation d’autant plus alarmant que le régime saoudien, en plus de ses querelles de succession, subit un effondrement du prix du pétrole qui pourrait, s’il s’installe dans la durée, compromettre sérieusement son équilibre financier.
L’autre péril se traduit par cette sensation d’encerclement par les forces chiites qui obsède le régime saoudien. Après la chute de Saddam Hussein qui a vu l’Irak passer sous l’orbite de Téhéran, le « croissant chiite » ne cesse de se développer, et c’est désormais au Yémen qu’il s’étend. Depuis la prise du pouvoir par la rébellion chiite des Houtis, Riyad semble désormais cernée : au nord par un Irak à moitié dominé par un pouvoir chiite allié de Téhéran, à l’ouest par une puissance iranienne qui ne cesse d’étendre sa zone d’influence et dont le Liban (via le Hezbollah) et la Syrie (par la survie du régime de Bachar al-Assad) constituent autant de profondeurs stratégiques. Et désormais au sud, via un régime yéménite contrôlé par une milice qui fait régner l’ordre et qui bénéficie de l’appui de Téhéran. Pour ne rien arranger, la perspective d’un accord américano-iranien sur le dossier du nucléaire qui se ferait sur le dos des monarchies du Golfe ne fait qu’augmenter la crainte de Riyad de voir dans la région des retournements d’alliances à ses dépens.
D’où cette interrogation : la montée des périls qui menace la stabilité du royaume n’est-elle pas le moment de repenser les alliances dans le camp sunnite proche-oriental ? Autrement dit, le soutien à l’Égypte de Sissi, alliée indispensable à la monarchie saoudienne dans sa confrontation avec l’Iran, est-il nécessairement antinomique avec un rehaussement du lien stratégique entre l’Arabie saoudite et l’axe Doha-Ankara qui permettrait alors la constitution d’un front sunnite puissant et stabilisateur ? C’est l’une des questions que certains analystes se posent désormais. Signe des temps, le Qatar a été le premier pays visité par un membre de la famille royale saoudienne suite à l’accession du prince Salman à la tête de l’État saoudien. Cette visite arrivait juste après la diffusion de fuites de propos compromettants de la part de Sissi et de son chef de cabinet, jetant un froid dans les relations entre Riyad et Le Caire. Elle arrivait également au moment où le ministre saoudien des affaires étrangères Saoud Al-Fayçal déclarait, fait unique depuis de nombreuses années, que « nous n’avons pas de problème avec les Frères musulmans ». Nul doute aussi que le tout récent voyage du président turc Recep Tayyip Erdogan en Arabie saoudite, dont la concomitance avec la visite officielle de Sissi en Arabie saoudite n’est certainement pas le fruit du hasard, entre aussi dans cette vaste consultation du camp sunnite régional qui devrait permettre aux Saoudiens de réajuster la géographie de leurs alliances stratégiques.
Analyse initialement publiée sur le site www.orientxxi.com le 11 mars 2015.