Il ne fait guère de doute que c'est dans les convulsions régionales qu'il faut trouver une explication à cette inflation de voyages officiels. La montée en puissance de l'axe Doha-Ankara s'explique principalement par trois facteurs. D'abord, une convergence de vues sur les soubresauts que connaît le monde arabe depuis plus de quatre ans. Soulignant la nécessité de respecter la volonté populaire dans les pays arabes, la Turquie et le Qatar ont apporté un soutien direct à quasiment tous les pays gagnés par le "Printemps arabe". Cette entente s'est particulièrement illustrée dans le cas égyptien où les deux capitales se sont énergiquement prononcées contre le coup d'Etat fomenté par l'armée en juillet 2013. Même si le Qatar a récemment momentanément modéré ses critiques envers le nouvel homme fort du Caire, la Turquie ne pardonne pas au maréchal al-Sissi d'avoir interrompu le processus électoral. Pour Erdogan, le président légitime du peuple égyptien est Mohamed Morsi, aujourd'hui emprisonné, et non le chef de l'armée Abdel Fattah al-Sissi. De même, sur le dossier palestinien, les deux pays déploient la même vision ; l'été dernier, Doha et Ankara ont été les principaux soutiens financiers et diplomatiques du Hamas lors de l'opération israélienne dévastatrice dans la bande de Gaza. Signe des temps : le Hamas a récemment remercié ces deux pays pour ce soutien. De même, alors que le blocus de Gaza s'intensifie côté égyptien, la Turquie a débloqué des fonds pour alimenter la seule centrale d'électricité à Gaza et le Qatar vient de lancer un programme de construction de 1000 logements qui avaient été totalement détruits l'été dernier.
L'autre raison qui plaide pour un renforcement stratégique bilatéral est la montée des périls en Syrie et en Irak. L'ascension de l'Etat islamique constitue une menace sécuritaire pour tous les pays de la région et une coopération sur le plan militaire devient impérieuse pour la contrer. Faisant figure d'Etats politiquement stables, économiquement prospères et partageant les mêmes options pour les grands sujets régionaux, les deux pays se concertent donc régulièrement pour apprécier la situation et développer un axe qui puisse devenir l'un des plus solides dans l'équation stratégique du Moyen-Orient. Du côté qatari, le soutien turc permet de desserrer l'étau d'un isolement dans le Golfe qui commençait à devenir préjudiciable. Même si la détente avec l'Arabie saoudite semble être à l'ordre du jour, les relations exécrables avec les Emirats arabes unis et l'Egypte font toujours du Qatar la bête noire de nombreux dirigeants. Du côté de la Turquie, l'alliance avec le Qatar permet de réorienter la diplomatie turque dans le cadre d'un renforcement des liens avec le monde arabe et ce, dans l'optique de la vision "néo-ottomane" qui caractérise les dirigeants de l'AKP. Cette posture est renforcée par le fait que l'Arabie saoudite, paniquée par les récentes avancées du "croissant chiite", essaie de créer les conditions d'un front sunnite fort qui permettrait, à terme, de faire de Riyad le pivot d'un axe partant d'Ankara et passant par Le Caire et Doha.
La consolidation de ce lien entre les deux chefs d'Etat trouve aussi sa source sur le plan économique. Il permet à la Turquie de renforcer la présence de ses entreprises dans les appels d'offres des grands contrats qui sont mis en place dans l'optique du Mondial 2022.