Le sommet de la réconciliation
Ce sommet s’inscrivait dans le contexte de la plus grave crise à laquelle a été confronté le CCG depuis sa création en 1981. Le 5 mars dernier, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn avaient rappelé leurs ambassadeurs en poste à Doha. Ces trois pays accusaient le Qatar de vouloir déstabiliser la région par son soutien politique, financier et médiatique aux Frères musulmans, notamment égyptiens. En guerre contre la confrérie dont elle redoute l’influence sur son sol, Riyad a inscrit en mars dernier cette mouvance dans la liste des organisations terroristes. Le gouvernement des Emirats arabes unis lui a emboîté le pas en insérant plus de 80 organisations sur une liste noire le mois dernier. C’est toute la galaxie des Frères musulmans à travers le monde musulman (et même jusqu’en Europe et aux Etats-Unis) qui est désormais la cible des autorités du Golfe.
Du fait de cette tension, l'Arabie et les Emirats ont tenté d'arracher des concessions au Qatar afin que ce dernier démontre, par des actes concrets, qu’il est rentré dans le rang. Suite à ces pressions, sept membres de l'organisation ont quitté Doha en septembre dernier. Satisfait de ce premier pas et suite aux intenses efforts de médiation du Koweït, l’Arabie saoudite avait décidé de siffler la fin de la partie en convoquant l’ensemble des dirigeants à un sommet extraordinaire à la mi-novembre. En échange d’une posture moins offensive et d’un relâchement de son soutien aux Frères, le Qatar pouvait réintégrer pleinement sa place dans le CCG. C’est ce compromis qui a permis l’organisation du sommet de Doha car sans l’accord de Riyad, la réunion de mardi aurait sérieusement été compromise. Signe des temps, les ambassadeurs qui avaient quitté la capitale qatarie au mois de mars sont retournés à leur poste dans la foulée de l’accord obtenu par le monarque saoudien.
Des défis cruciaux et nombreux
A l’issu du sommet, un communiqué conjoint des six pays a été adopté. Il stipule les décisions suivantes :
- Soutien à une solution politique au Yémen tout en condamnant les actes de violence et demande aux Houthis (minorité chiite) de se retirer des zones qu’ils contrôlent.
- Soutien à une solution politique en Syrie conformément aux décisions de la Conférence de Genève afin d’assurer la concrétisation des aspirations du peuple syrien. Dans le même temps, le CCG condamne fermement la terrible répression dont se rend quotidiennement coupable le régime d’Assad.
- Soutien au Conseil national libyen (CNL) comme étant l'organe légitime à gouverner le pays.
- Appel à la communauté internationale à prendre des mesures pour protéger les lieux saints de Jérusalem et mention qu'une paix globale n’est possible qu’en cas de retrait complet d'Israël de tous les territoires.
- Les participants ont également insisté sur la nécessité d’assécher le financement du terrorisme par la création d’un organe commun de surveillance des groupes terroristes. Sur ce point, ils ont discuté de la création d'un commandement militaire commun qui serait basé à Abou Dhabi. "Le commandement militaire permettra au CCG de mieux faire face aux menaces extérieures, en particulier en provenance d’Iran", a déclaré Anwar Ishqi, ancien lieutenant de l'armée saoudienne et directeur du Centre du Moyen-Orient pour les études stratégiques de Djeddah dans une interview à la chaîne Al Jazeera. Cette déclaration démontre combien la montée des périls sécuritaires (tant en provenance de l’Etat islamique que de l’influence grandissante de l’Iran) nécessite une forme d’union sacrée de tous les régimes du CCG. Davantage que les gestes de bonne volonté du Qatar de mise à l’écart relative de certains cadres des Frères musulmans, c’est ici qu’il faut trouver les causes réelles d’une détente entre les capitales du Golfe. Devant l’impératif majeur de défense de leurs intérêts stratégiques dans un contexte de violence endémique en Irak, en Syrie et au Yémen qui menace de déborder sur leurs propres territoires, les six pays font désormais front commun. Cette nécessité a d’ailleurs été l’un des principaux points du discours inaugural de l’émir du Qatar qui rappelait qu’il fallait se concentrer sur les défis prioritaires en mettant de côté les désaccords secondaires.
L’Egypte, vers une normalisation définitive ?
Enfin, s’agissant de l’Egypte, le sommet a fait état d’une convergence de vue en appelant « au soutien à l’Egypte et à son président Abdel Fettah al-Sissi ». Ce propos qui souligne une forme de revirement de Doha qui signerait ici la fin de sa dispute avec Le Caire a fait l’objet d’une interprétation qui laisse penser que Doha va dorénavant taire ses critiques envers un pouvoir égyptien jusqu’ici considéré comme illégitime car issu d’un coup d’Etat. De notre point de vue, cette évolution n’est pas aussi évidente. En l’espèce, la stratégie de Doha est celle de maintenir deux fers au feu et d’user de l’un au détriment de l’autre en fonction de l’état de la conjoncture régionale.
Or cette dernière aujourd’hui a pris une tournure radicalement différente de celle qui régnait il y a deux ans. A rebours de l’euphorie qui régnait suite à l’irruption des révoltes et qui avait vu le Qatar s’emparer du leadership du monde arabe, l’équation régionale est aujourd’hui dominée par l’axe Arabie saoudite/Emirats/Egypte dont l’objectif est de revenir au statut quo qui prévalait avant les révolutions. La constatation d’un rapport de forces inégal pousse désormais le Qatar à chercher un compromis d’autant que, s’agissant de l’Egypte, le laisser-faire occidental à l’entreprise d’éradication des Frères musulmans laisse peu de chances à un retour de ces derniers au pouvoir. C’est dans le cadre de cette Real-politik qu’il faut saisir l'acceptation par Doha d’un communiqué qui reconnaît la légitimité du pouvoir d’al-Sissi. D'autant que le Qatar ne pouvait plus paraître isolé et se priver de relations directes avec le pays arabe le plus peuplé et qui continue à jouer un rôle démographique, culturel et symbolique considérable.
Mais dans le même temps, les fondamentaux de la politique qatarie demeurent. La chaîne Al Jazeera qui constitue l’un des vecteurs majeurs de la diplomatie d’influence de l’émir garde jusqu’à aujourd’hui sa ligne éditoriale particulièrement critique envers le régime du Caire. Alternant entre spots publicitaires anti-al-Sissi et images de la rue égyptienne demandant un retour à la légalité constitutionnelle incarnée par le président démocratiquement élu Mohamed Morsi, la chaîne n’a pas l’air d’avoir changé son orientation éditoriale. Preuve de cette forte tension entre Le Caire et la direction, trois journalistes d'Al Jazeera English sont encore emprisonnés en Egypte et l'une des figures de la chaîne, le présentateur égyptien Ahmed Mansour, a récemment été condamné par la justice égyptienne à une peine de 15 ans de prison. De même, hébergeant le Cheikh al-Qaradaoui, figure charismatique de la confrérie des Frères musulmans à travers le monde, Doha n’est pas prête de se séparer d’un ouléma titulaire de la nationalité qatarie et ce, malgré un mandat d’arrêt d’Interpol lancé à son encontre suite à la requête des autorités égyptiennes. Au-delà de Youssouf al-Qaradaoui, c’est tout le réseau de cet islam « frériste » réunie autour de l’Union mondiale des Oulémas et dont les liens avec une partie de l’appareil d’Etat qatari sont solides qui continue de bénéficier de l’adoubement de l’émir. La présence de cette structure transnationale proche des Frères musulmans à Doha donne à l’émirat une légitimité religieuse indispensable dans un contexte régional où l’islam est le pivot de l’identité nationale. Tant que ces deux vecteurs de diffusion du rayonnement qatari (Al Jazeera et Youssouf al-Qaradaoui) ne se verront pas signifiés un changement substantiel (qui pourrait prendre une inversion de son parti-pris éditorial pour l’une et la déchéance de sa nationalité pour l’autre) le Qatar demeurera fidèle à sa stratégie de démarcation envers Riyad. Aujourd’hui, cette dernière se fait plus douce et moins expressive mais de notre point de vue, elle ne changera pas car elle est inscrite dans l’identité même de la diplomatie du Qatar depuis près d’une vingtaine d’années.