Qu’y a-t-il de commun entre le CAIR (le Conseil des relations américano-islamiques, principale organisation des musulmans des Etats-Unis) et Al Qaïda? De même, comment comprendre l’intégration de l’ONG « Islamic Relief » dont le travail est salué par l’ensemble des acteurs mondiaux de l’humanitaire ou de l’UOIF qui est reconnu par l’Etat comme un des interlocuteurs majeurs de la communauté musulmane de France dans une liste destinée à mettre à l’index des mouvements répandant la terreur ?
Les choses peuvent paraître de premier abord assez floues. En réalité, elles sont plutôt simples à comprendre. Pour bien saisir cette « liste » incongrue, il faut se plonger dans l’évolution de la géopolitique des pays du Golfe.
Le gouvernement des Emirats arabes unis est souvent considéré comme celui qui dit tout haut ce que l’Arabie saoudite pense tout bas. En ce sens, il faut mettre en perspective cette décision avec la vision des mouvements islamiques qui domine à Riyad. Or, la famille royale saoudienne cultive depuis plus de deux décennies un rejet (pour ne pas dire plus) de toute la galaxie des Frères musulmans. Deux raisons expliquent en partie ce positionnement « anti-Frères musulmans » :
1/ L’Arabie saoudite ne pardonnera jamais que lors de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, une grande partie du mouvement islamique mondial a refusé de soutenir sa décision de faire appel aux troupes américaines pour défendre son territoire. On ne comprend pas l'actuelle géopolitique du Moyen-Orient si l'on ne prend pas en considération cet élément central de l’histoire qui, jusqu’à aujourd’hui, détermine en partie les alliances.
2/ Terre des Lieux saints de La Mecque et Médine, le gouvernement saoudien a depuis toujours prétendu au monopole de la représentation symbolique en terre d’islam. Dit autrement, l’islam officiel saoudien que certains nomment « wahhabisme » ou « salafisme », porté par un establishment religieux prenant constamment la défense des positionnements de la famille royale, a pour ambition de se répandre au-delà des frontières du royaume. Le but est de devenir la norme légitime dans l’espace de sens islamique. Dans cette configuration, le régime des al-Saoud ne supporte pas d’avoir dans le monde sunnite un concurrent. Or, le seul mouvement transnational capable de porter une alternative à la vision littérale de l’islam saoudien est incarné par la mouvance des Frères musulmans.
Dans cette logique de concurrence, le début des révoltes arabes a été jugé par Riyad comme un dangereux tournant. En ébranlant un statut quo qui bousculait ses intérêts, en déboulonnant des autocrates qu’elle affectionnait et en suscitant une frayeur de voir le vent de réformes qui balayait des régimes autoritaires déborder sur son territoire, la famille royale saoudienne a dès le départ tenu le "Printemps arabe" en suspect. Tétanisé par un mouvement qui risquait de l’emporter, Riyad a fait profil bas pendant un moment laissant à son petit et turbulent voisin, le Qatar, le soin de s’emparer du leadership du monde arabe. Mais la tournure des évènements qui faisait la part belle à l'organisation des Frères musulmans a fini par tirer la sonnette d'alarme. L’année 2013 a signifié une forme de basculement géopolitique avec un retour en force de la diplomatie saoudienne.
Après avoir donné l’asile à Ben Ali, le régime saoudien s’est alors attelé avec ses principaux voisins (le Koweït, les Emirats et Bahreïn) a préparé la chute du gouvernement des Frères musulmans en Egypte. Avec sa position centrale dans l’échiquier régional, Le Caire ne pouvait rester aux mains des "Frères". Dès le mois de juin 2013, Riyad a alors non seulement couvert, financé, défendu et assuré la couverture médiatique bienveillante du coup d’Etat militaire qui a renversé le président élu Mohammed Morsi. En forces supplétives, les autres pétromonarchies du Golfe (sauf Oman et le Qatar) ont prêté main forte au putsch que les Etats occidentaux ont condamné du bout des lèvres. Depuis cette date, cette constellation d’Etats du Golfe tente de tout faire pour venir à bout de la diplomatie du Qatar dont l'orientation prenait le sens inverse. Depuis juillet 2013, une véritable « guerre froide du Golfe » s’est installée mettant aux prises le Qatar avec ces principaux rivaux. Esseulé dans le Golfe mais soutenu par la Turquie et le Hamas, le Qatar semble désormais en perte de vitesse face au tir de barrage de ses voisins. Ces derniers ont décidé en mars dernier de retirer leurs ambassadeurs de Doha et même si l’accord de Riyad conclu hier va permettre un retour progressif de ces derniers, il n’en demeure pas moins que la tension reste vive. Preuve en est, la décision de l’Egypte, des Emirats et du Bahreïn de boycotter le championnat du monde de natation ainsi que le Mondial de Handball prévu dans les prochaines semaines sur le sol qatari.
C’est donc dans ce contexte qu’il faut replacer la décision du gouvernement des Emirats de mettre une très grande partie des structures proches des Frères musulmans dans la liste d’organisations "terroristes". Cette annonce n’est qu’une nouvelle étape dans la dégradation des relations qui oppose Abou Dhabi à Doha. Du reste, elle se fait dans la suite logique des décisions prises ces derniers mois. En février, l’Egypte et l’Arabie Saoudite avaient déjà mis les Frères musulmans dans leur liste d’organisations « terroristes ». De même, le Hamas, filiale palestinienne de la confrérie, est également dans le collimateur de l’axe Le Caire/Riyad/Abou Dhabi. Pour couronner le tout, un article du New York Times faisait remarquer qu’Israël s’était jointe à cette constellation d’acteurs pour faire la guerre au Qatar. Raison invoquée : le soutien du Qatar au Hamas qui s’est notamment manifestée lors de l’offensive meurtrière israélienne sur Gaza l'été dernier. Furieux du positionnement de Doha, le gouvernement de Benjamin Netanyahou a même menacé de fermer la chaîne Al Jazeera et le cabinet israélien multiplie les actions afin de diaboliser le Qatar aux yeux de l’opinion mondiale.
Cette nouvelle équation stratégique du Golfe qui voit un alignement entre Israël, les Emirats, l’Egypte, le Bahreïn et l’Arabie Saoudite n’est finalement même pas une nouveauté. Interrogé il y a deux ans par une chaîne de télévision, l’ex-chef de la police de Dubaï, Dhahi Khalfane, avait répondu à une question : « Quel est l’ennemi principal de la nation arabe : Israël, l’Iran ou les Frères musulmans? ». L’intéressé avait répondu : « les Frères musulmans ».