Entretien avec Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamistes

vendredi, 15 août 2014 20:03


EIIL.JPG Chercheur et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet est un universitaire spécialiste du salafisme contemporain. Ses travaux sont également consacrés à la guerre civile syrienne et plus largement aux rapports sunnites/chiites dans le monde arabe. Installé depuis septembre 2010 à Beyrouth, il a vécu trois ans au Caire et deux ans à Amman.

1) On entend beaucoup parler de l'Etat islamique ces derniers jours. Pouvez-vous nous en expliquer la genèse?

Proclamé le 29 juin 2014, le Califat de l’Etat islamique (EI) est l’aboutissement de l’expansion au Levant de l’Etat islamique d’Irak. Cet Etat islamique d’Irak, fondé en octobre 2006, est issu d’une coalition de l’insurrection anti-américaine regroupant plusieurs factions jihadistes, notamment la branche irakienne d’al-Qaïda, ainsi qu’une trentaine de tribus de la province d’al-Anbar. Dès octobre 2006, l’Emir de l’Etat islamique, Abu Omar al-Baghdadi, qui sera tué en 2010, prend le titre de « Commandeur des croyants » mais pas celui de Calife, que son successeur, Abu Bakr al-Baghdadi, ne revendiquera qu’après avoir établi son autorité sur un territoire transnational, à cheval entre la Syrie et l’Irak.

2) Qui est Al Baghdadi, qui s'est auto-proclamé "Calife des musulmans" il y a quelques semaines?

Abu Bakr al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim al-Badri, est né en 1971 dans la ville irakienne de Samarra au sein de la tribu des Bu-Badri, considérée, tant par les sunnites que par les chiites, comme descendante du Prophète de l’Islam[1]. A la différence d’Oussama Ben Laden et d’Aymanaz-Zawahiri, Abu Bakr al-Baghdadi est théologien de formation, titulaire d’un doctorat en sciences coraniques. Jusqu’à l’invasion américaine de 2003, il exerçait les charges d’imam, officiant successivement dans des mosquées de Samarra, Bagdad puis enfin Falloujah, et de professeur à l’université islamique de Tikrit, sans que l’on sache précisément combien de temps il y enseigna[2]. Arrêté par les forces américaines en 2004, il est libéré deux ans plus tard en 2006. Fondateur du groupe jihadiste Jaysh Ahl al-Sunna, il intègre la coalition qui sera à l’origine de l’Etat islamique d’Irak en octobre 2006 et participe à la nomination d’Abu Omar al-Baghdadi, dont il prendra la succession en 2010.

3) Quelle est la doctrine religieuse de l'EI? Pourquoi avoir décidé de chasser les chrétiens de Mossoul dont la présence dans cette région remonte à 19 siècles? 

Il s’agit d’une doctrine salafiejihadiste, qui pour l’essentiel est semblable à celle d’al-Qaïda, bien qu’il existe des divergences entre les deux organisations, notamment sur le statut religieux des masses populaires chiites et la question du rapport avec les islamistes modérés. Les responsables de l’Etat islamique estiment qu’Aymanaz-Zawahiri a été trop complaisant avec les Frères Musulmans, notamment envers Muhammad Morsi, lorsque celui-ci était au pouvoir. Concernant les chrétiens, la plupart de ceux qui vivaient dans les territoires contrôlés par l’EI en Syrie se sont enfuis, sauf dans la ville de Raqqa où ceux qui sont restés ont accepté le statut de dhimmi-s (littéralement « protégés »), impliquant le payement d’une taxe spéciale (al-Jiziya) et l’interdiction de pratiquer leur religion dans l’espace public. Ce statut de dhimmi, seule alternative pour les chrétiens à la conversion à l’islam ou à la guerre, selon l’interprétation littérale de la loi islamique par les jihadistes, n’a pas été accepté par les chrétiens de Mossoul qui ont préféré quitter la ville plutôt que de devenir les « protégés » de l’EI.

4) On prête à l'EI les pires exactions (décapitation, tueries de masse, amputations,etc). Quelle est la réalité de ces informations? L'EI bénéficie-t-il d'un réel soutien auprès de la population sunnite irakienne ou est-on en face d'une organisation qui s'impose par la terreur?

Je crois que la spécificité de l’EI est justement de mettre en scène l’ultra-violence, ainsi les décapitations d’officiers alaouites, les exécutions collectives de soldats chiites et les amputations de mains pour vols sont ouvertement assumées, justifiées et revendiquées au nom de la Shari‘a par l’organisation jihadiste. A côté de ces faits avérés, il y a aussi de nombreux mythes véhiculés autour de l’EI tels que le « jihad du sexe », « les campagnes d’excisions » et « les marchés aux esclaves » qui relèvent tout simplement de la propagande de guerre.Quant au millier de prisonnières kurdes de confession yézidie, il s’agirait en réalité d’une centaine d’otages, qui seront sans doute utilisées en tant que boucliers humains ou monnaie d’échange plutôt que comme des « esclaves sexuelles ». Il va sans dire que si l’EI, dont les dirigeants ne se soucient guère de l’opinion publique occidentale, avait réellement rétabli l’esclavage, cela aurait forcément été annoncé publiquement et justifié par une fatwa, comme pour le rétablissement de la Dhimmitude et de la Jiziyya à Raqqa en février 2014.

Concernant le soutien populaire à l’Etat islamique, celui-ci est bien réel chez les populations sunnites d’Irak, qui ont soutenu l’insurrection contre le régime d’al-Maliki et il se trouve que cette insurrection est menée par l’EI. Sans aviation, sans hélicoptères, sans posséder d’armement lourd, les combattants de l’EI n’auraient pas réussi à prendre toutes ces villes d’Irak s’ils n’avaient pas un large soutien de la population.

5) On lit ici et là que l'EI serait en réalité une construction américaine, certains allant même jusqu'à déclarer qu'Al Baghdadi serait un agent américano-israélien? Que dire des déclarations d'Edward Snowden qui vont dans ce sens?

Je crois que l’EI est sans doute le groupe jihadiste qui a suscité le plus de théories complotistes : d’abord en Irak où ses adversaires au sein de la communauté sunnite l’ont accusé d’être une marionnette de l’Iran, puis en Syrie où une partie des rebelles y ont vu un groupe jihadiste fabriqué par les services secrets de Bachar al-Assad. Plus récemment, la dernière lubie qui a germé dans l’esprit des milieux conspirationnistes voudrait qu’Abu Bakr al-Baghdadi, imam de formation et titulaire d’un doctorat de l’Université islamique de Bagdad, ait pris ses cours de théologie islamique auprès du Mossad…

6) Quel est l'état des relations entre l'EI et le régime de Bashar d'une part et l'EI et les autres factions de l'opposition syrienne d'autre part? Pourquoi cette fracture dans le front des opposants à Bashar Al Assad?

Depuis la victoire de l’Etat islamique sur Jabhat an-Nusra dans la région de Deir ez-Zor, l’activité militaire de l’EI s’est concentrée sur les forces loyalistes au régime de Bachar al-Assad. On peut notamment citer depuis le mois de juillet, la conquête du champ gazier d’ash-Shaïr dans la région orientale de Homs, les prises des bases de la 17e division et de la 93e brigade dans la province de Raqqa et enfin la prise de contrôle du 121e régiment d’artillerie au Sud de la ville de Hassaka. Cependant, les combats inter-rebelles ne sont pas terminés, ainsi l’EI a conquis plusieurs localités de la campagne d’Alep les 12 et 13 août, ouvrant ainsi la voie à une reconquête d’Azaz et une reprise en main de tout le Nord de la province. Les causes de ces combats inter-rebelles sont un peu difficiles à résumer en quelques lignes. D’un côté, l’Etat islamique accuse ses adversaires, notamment les factions modérées soutenues par les régimes du Golfe, d’être manipulées par l’Occident, tandis que ces dernières voient en l’EI un acteur hégémonique et dominateur, préoccupé par ses seuls intérêts auxquels il donnerait la priorité sur ceux de la révolution syrienne.

7) Pensez-vous que les frappes américaines soient aussi motivées par la présence d'importantes réserves de pétrole dans les territoires aujourd'hui disputées entre les Kurdes et l'EI?

Au-delà de la question humanitaire, je pense que la principale raison de ce « sursaut américain » contre l’EI s’explique d’abord par la crainte de voir les jihadistes menacer leurs intérêts à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, où environ 10 milliards de dollars auraient été investis par des compagnies pétrolières occidentales.

8) A votre avis, une solution politique est-elle encore possible en Irak ?

Oui bien sûr une solution politique est toujours possible en Irak mais cela nécessite deux choses, d’abord le départ de Nouri al-Maliki, qui après avoir refusé de quitter le pouvoir vient tout juste de reconnaître la légitimité du nouveau Premier Ministre chiite Haïder Al-Abadi. D’autre part, une solution politique ne peut être imaginée sans intégrer au sein des nouvelles institutions irakiennes certaines composantes de l’insurrection sunnite, qui sont aujourd’hui alliées à l’Etat islamique dans la zone arabe sunnite de l’Irak. Cela dit, il est peu probable que ces insurgés acceptent de rejouer une seconde fois le rôle des « sahawat » (milices supplétives des forces américaines, qui se formèrent au sein des tribus sunnites à partir de 2007), sans recevoir de sérieuses garanties d’une autonomie politique des sunnites, ce qui reviendrait à valider une partition de fait de l’Irak.

9) D’où provient le financement de l’EI?

Ils sont autofinancés. Avant même d’avoir pris le contrôle de Mossoul en juin dernier, l’Etat islamique prélevait déjà dans cette région environ 100 millions de dollars par an « d’impôts » (extorsion de fonds, soutien de militants ou intéressés d’entrepreneurs locaux et impôt révolutionnaire…)[3]. Vient ensuite l’exploitation de puits de pétrole en Syrie et en Irak, qui représente une source de revenus non négligeables, puis enfin le marché très lucratif des otages occidentaux, dont profitent pleinement les jihadistes. En revanche, l’EI n’a quasiment pas de soutien étranger. Ainsi, selon des documents internes de l’organisation, récupérés par les services irakiens, les dons privés en provenance du Golfe représenteraient seulement 5% environ du budget de l’Etat islamique[4].

10) Certains disent que l’Arabie Saoudite et le Qatar seraient derrière des factions jihadistes en Syrie et financeraient même l'EI, quel est votre avis?

L’Arabie Saoudite, et dans une moindre mesure le Qatar, sont régulièrement vilipendés par les membres de l’Etat islamique qui les accusent d’être les principaux bailleurs de fonds de leurs ennemis, notamment les brigades rebelles combattant l’EI en Syrie. Ainsi, dans un reportage-photo, documentant la prise mercredi 12 août de plusieurs localités au Nord d’Alep, l’Etat Islamique dénonça le soutien du Qatar à ses ennemis[5]. Enfin, concernant l’Arabie Saoudite, rappelons que l’un des plus célèbres ouvrages du corpus jihadiste contemporain est un traité intitulé Le dévoilement manifeste de la mécréance de l'État saoudien. L'auteur de cet ouvrage, Abu Muhammad al-Maqdisi, un shaykh jordanien d'origine palestinienne, y expose les trois éléments justifiant le takfir, c’est à dire l'exclusion de la sphère de l'islam, de cet Etat : l'alliance militaire avec les États-Unis (notamment depuis la guerre du Golfe), la participation saoudienne aux institutions internationales (l'Arabie Saoudite étant un membre fondateur de l'ONU) et, enfin, le recours de plus en plus systématique au droit positif dans le système judiciaire saoudien.



Un site Internet chiite, spécialisé dans la généalogie du Prophète de l’Islam, confirme l’ascendance prophétique de la tribu des Bu-Badri, via la branche husseïnite: http://www.magmaa-ansab.com/articles.php?action=show&id=793

Ses informations s’appuient à la fois sur ses biographies mais aussi sur des sources officielles, communiquées par un représentant du gouvernement irakien dans une émission spéciale diffusée en février 2014 par la chaîne Al-Arabiya :https://www.youtube.com/watch?v=c1FWmwSKKPM

http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2013/10/al-qaeda-mosul-iraq-sunnis-minorities.html#

http://www.sacbee.com/2014/06/23/6505731/records-show-how-iraqi-extremists.html

Il s’agit de la 29e photo ou de la 5e en partant par le bas : http://justpaste.it/thaar

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