Au cœur de cette confrontation idéologique, le royaume saoudien se situe au centre d’une agitation qui révèle un nouveau rapport au politique de la part d’une partie de la nomenklatura religieuse dont l’image était restée pendant longtemps collée à un establishment soumis à la ligne dictée par le roi.
L’évènement le plus marquant de ces dernières semaines est certainement la salve de critiques lancée par un des religieux les plus connus de la péninsule et même du monde musulman. Auréolé par son titre d’Imam de la mosquée sacrée de La Mecque, Saud Al Shureem a ces derniers jours fustigé ceux des musulmans qui ne se sont pas joints à la résistance gazaouie lors de l’opération sanglante lancée par l’armée israélienne. S’exprimant sur son compte Twitter, Al Shureem a, à la fin du mois de juillet, sorti plusieurs publications qui ne laissent aucun doute quant à son soutien inconditionnel à la résistance palestinienne. Surtout, il s’en est ouvertement pris à ceux qui, dans la région, ont plus ou moins affiché leur satisfaction ou leur soutien implicite à l’offensive de Tsahal. « Plus de mille martyrs Gazaouis ont été massacrés, mais leur mort nous a dévoilé les milliers de cœurs juifs dans des corps musulmans », s’est-il ainsi exprimé le 29 juillet avant de rebondir quelque temps plus tard en soulignant que « parmi les meilleurs façons de préserver les bienfaits de Dieu et de le remercier pour ceci, le fait que le musulman ne soutienne pas les criminels ». Ajoutant que le soutien à Gaza faisait partie du dogme (‘aqida) et qu’il fallait se prémunir des torts infligés par les « hypocrites », Al Shureem a enflammé la muslimosphère du Golfe avec des propos aussi tranchés.
La position emblématique du Cheikh combinée à son franc parler dans un pays où il est notoirement connu que le Hamas n’est pas en odeur de sainteté auprès des autorités nous amène à faire plusieurs observations. D’abord, c’est désormais devenue une forme classique d’expression : contrairement à un passé récent, les oulémas du monde arabe (particulièrement ceux du Golfe) s’expriment via leurs comptes sur les réseaux sociaux avec une liberté de ton assez remarquable. Cette nouvelle habitude permise par la considérable émergence des réseaux sociaux (particulièrement en Arabie Saoudite) n’est pas sans susciter des modifications substantielles dans le rapport que les peuples de la région adoptent en face des différentes autorités religieuses. Naguère marginalisés par le système de médiatisation officielle qui filtrait ceux qui passaient à l’antenne, certains clercs peuvent aujourd’hui contourner la censure en s’exprimant sur leurs comptes Facebook ou Twitter et toucher ainsi des millions de personnes. C’est peu ou prou le cas aujourd’hui avec le Cheikh Al Shureem qui peut s’adresser à son million d’abonnés sur son compte Twitter et défier les autorités de son pays, ou à tout le moins, fortement égratigner l’image des alliés du royaume. En traitant d’ « hypocrites » ceux qui font le jeu d’Israël, Al Shureem vise presque directement le pouvoir égyptien qui participe de l’étranglement de la bande de Gaza via la destruction des tunnels et la fermeture quasi-hermétique du terminal de Rafah. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’Imam de La Mecque s’en prend au dictateur égyptien ; le 23 août 2013, répondant à AbdElaziz Assudais, son acolyte également Imam de la grande mosquée de La Mecque, Al Shureem avait défrayé la chronique en apportant un soutien direct aux Frères musulmans massacrés lors de l’épisode sanglant de Rabi’a. Le moins que l’on puisse dire est que ces prises de position sont loin d’être politiquement correctes dans un pays où le palais royal a fait de la confrérie des Frères musulmans sa bête noire et qui a pris comme habitude de réduire au silence les oulémas qui s’écarteraient trop de la ligne officielle. Preuve que cette contestation prend de plus en plus d’ampleur, les Tweets de Al Shureem rejoignent la déclaration faite par 86 religieux saoudiens qui, dans le même élan, ont condamné l’inertie des régimes arabes face à la tragédie de Gaza en dénonçant les « régimes arabes sionistes ».
L’autre cas emblématique de cette tension est celui de Nabil Al Awadi. Connu pour son soutien constant et énergique à la cause syrienne, ce religieux koweitien a été déchu de sa nationalité suite à une décision prise par le Conseil des ministres de l’émirat mardi 12 août. Né en 1970 et ayant obtenu la nationalité en 1998 du fait de sa mère koweitienne, il est certainement l’homme religieux koweïtien le plus connu dans le monde arabe. Cet arrêté s’inscrit dans le cadre de la stratégie du « poing de fer destinée à lutter contre ceux qui cherchent à déstabiliser le pays ». Cette annonce risque là aussi de susciter bien des remous du fait de la personnalité de l’intéressé. Connu dans les pays du Golfe qu’il visite régulièrement dans le cadre de conférences, son franc parler sur la crise syrienne et sa condamnation explicite des crimes du régime comme du soutien des autorités chiites iraniennes à la répression du peuple syrien lui ont permis d’engranger une grande popularité. Avec plus de 4,5 millions de followers sur Twitter et des vidéos visionnées plusieurs millions de fois sur Youtube, Nabil Al Awadi fait partie de ses prédicateurs du Golfe qui trustent les chaînes religieuses du Golfe dont l’audience couvre l’ensemble du monde arabe.
Nul doute que cette décision des autorités koweïtiennes ne fera qu’accentuer la crise politique dans laquelle est plongé le pays. Car, il apparaît clairement que l’un des clivages les plus lourds entre le prédicateur et les autorités de son pays demeure son positionnement sur la crise syrienne. Al Awadi a en effet été l’un des plus en vue dans le soutien à l’opposition syrienne et ce, dès le début de la contestation. En participant à de nombreuses campagnes de levée de fonds et en appelant à un armement des rebelles dès lors que la répression de Bashar se généralisait, il devenait gênant pour les autorités koweïtiennes qui avaient du mal à canaliser son engouement. Interdit de sermon de vendredi (khotba) à partir de la fin de l’année 2011, Al Awadi a alors multiplié les voyages au Qatar où il se rend régulièrement pour y faire des prêches le vendredi ou y prodiguer des lectures notamment dans l’une des plus grandes mosquées de Doha, la mosquée Omar ibn Al Khattab. Pendant un moment, l’information selon laquelle Nabil Al Awadi allait obtenir la nationalité qatarie suite à la décision du Conseil des ministres koweïtien a d’ailleurs circulé sur internet avant d’être démentie. Mais malgré ce retrait de la nationalité, l’intéressé semble adopter un profil de conciliation en déclarant que malgré cette décision, il resterait « fidèle au Koweït, mon pays ainsi qu’à sa Majesté l’Emir ».
Ce que révèlent ces histoires est la distance de plus en plus grande que prennent certains clercs avec les autorités politiques de leur pays. Dans un contexte régional explosif où, du massacre à Gaza en passant par la guerre civile syrienne, l’irruption de l’Etat islamique d’Irak ou l’extrême polarisation de la fracture confessionnelle sunnites/chiites, ce désamour risque de se creuser davantage avec l’hypothèse plausible d’une crise de légitimité de certains régimes.