Briser le "blocus médiatique"
La première partie de la soirée a été consacrée à la diffusion du reportage "Yémen : les enfants de la guerre". Déjà retransmis à la télévision le 8 février lors d'un numéro remarqué du magazine Envoyé Spécial, ce document est particulier a plus d'un titre. La réalisatrice, la journaliste yéménite Khadija al-Salami, a en effet décidé de faire porter le récit de la guerre par trois enfants, Ahmed (11 ans), Youssef (9 ans) et Rima (8 ans) qui racontent leur quotidien sous les bombes. Sollicité auprès du parlement européen, Khadija al-Salami n'était pas présente à l'évènement mais c'est Alain Massé, producteur du reportage et ancien directeur à Radio France qui s'est chargé d'en livrer les coulisses en appelant de ses voeux à briser l'omerta médiatique à l'égard de cette guerre oubliée.
S'agissant des débats, le moins que l’on puisse dire, c’est que beaucoup d'angles ont été croisés et que pour celui qui ne disposait pas des clés de compréhension du conflit, ce fut l’occasion de clarifier les choses sur plusieurs niveaux. Au cours de la première table ronde, l’universitaire François Burgat a rappelé la genèse historique en revenant sur l’enchaînement des faits qui, depuis le soulèvement de janvier 2011, a précipité le Yémen dans des divisions internes jusqu’à déboucher sur la guerre actuelle.
Comprendre l’origine de la guerre
Cette mise en perspective était salutaire pour poser les bases de compréhension du sujet et saisir combien les grandes factions politiques nationales vont progressivement être récupérées (ou « mercenarisées » pour reprendre l’expression du politologue) par des acteurs régionaux qui vont faire du Yémen un terrain d’affrontement par procuration. Le journaliste Alain Gresh, fondateur du site Orient XXI dont les stimulantes analyses quotidiennes sur les enjeux du Moyen-Orient en font désormais un site de référence, est revenu sur « l’aventurisme » de la coalition arabe dirigée par l’Arabie Saoudite. Pour l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, ce conflit ne peut avoir d’issue militaire.
Constatant l’amateurisme de la vision qui domine à Riyad, il s’est même interrogé si l’Arabie Saoudite avait les caractéristiques d’un Etat moderne rationnel compte tenu des choix opérés ces derniers temps. Obsédées par leur clivage avec l’Iran, les autorités saoudiennes semblent en effet poursuivre une logique suicidaire qui, du fiasco de leur opération au Liban en passant par l'échec du blocus du Qatar, n’apporte aucun résultat pour leur diplomatie et ne fait, in fine, que renforcer le poids régional de l’Iran.
Drame humain et désastre culturel
En ce qui concerne la seconde table ronde, les acteurs humanitaires ont souligné combien le drame actuel abîme le tissu sociétal de la population. Rappelant que le conflit a tristement émergé comme la « pire crise humanitaire de la planète », le représentant de Médecins Sans Frontières (MSF), dont l’ONG s’est beaucoup impliquée dans la crise, a rappelé que les belligérants n’épargnaient même pas les infrastructures civiles et médicales. Citant le cas de plusieurs hôpitaux touchés par les frappes de la coalition, Hakim Khaldi a même dénoncé le "cynisme" et "l’impunité" de ceux qui par leur conduite font qu’un enfant yéménite meurt toutes les dix minutes.
Mais le Yémen n’est pas seulement victime d’un malheur qui touche les humains ; dans son exposé, l’universitaire Anne Regourd a apporté de nombreuses photos de l'imposant patrimoine culturel du pays qui a été dévasté. De la vieille ville de Sanaa en passant par le musée de Taez jusqu'à la maison de la radio à al-Mukalla, les frappes qui défigurent le pays ont considérablement endommagé ou réduit en poussière des édifices et des vestiges à la charge symbolique, historique ou religieuse inestimable.
L’Arabie et les Emirats jouent leur partition
Quant à Philippe Gunet, son exposé a été l’un des plus intéressants. Agrémentant sa prise de parole de cartes très expressives, l’ancien général de l’armée de l’air française a fait un état des lieux des forces en présence sur le plan militaire. D’emblée, deux observations ont marqué l’assistance. D’abord, le fait que sur le terrain, l’Arabie Saoudite, malgré les sommes colossales qu’elle a dépensées ces dernières années en équipement militaire, a été incapable de mener d’offensive au sol ce qui donne une idée du piètre niveau de son infrastructure terrestre. Cette situation qui la condamne à ne mener que des opérations par les airs est vouée à l'échec car jamais une guerre moderne n’a été gagnée que sur la base de campagnes aériennes.
Ces dernières ont d’ailleurs été particulièrement denses selon le décompte fait par le général. De mars 2015, date du début de l’opération « Tempête décisive » au 1er janvier 2018, la coalition arabe a ainsi mené pas moins de 16 000 sorties. Pour donner un ordre de comparaison, ce chiffre est supérieur aux raids de la coalition internationale contre l’Etat islamique qui a opéré (de juillet 2014 au 1er janvier 2018) autour de 14 000 sorties pour l’Irak (avec autant de sorties pour la Syrie). Mais malgré cette débauche d’énergies et ces milliards dépensés, force est de constater que le front sur le plan militaire est au point mort. Pire, Riyad a même dû reculer d’une vingtaine de kilomètres sur ses propres terres afin de créer une barrière terrestre de sécurité et d’endiguer les assauts des Houthis qui, en plus des missiles balistiques envoyés sur le royaume, sont déjà parvenus à détruire de nombreux chars Abrams de l’armée saoudienne…
En miroir de cette malheureuse stratégie, Philippe Gunet s’est également interrogé avec d’autres orateurs sur le sens de la partition jouée par les Emirats arabes unis qui sont devenus l’autre acteur majeur de la coalition sur le terrain. Disposant de forces armées spéciales bien aguerries et comptant sur des mercenaires étrangers qu’elle paie pour le sale boulot, la fédération des Emirats arabes unis ne lésine plus sur les moyens pour appliquer son propre agenda. Dans le sud du pays, Abou Dhabi a ainsi délibérément soutenu des forces séparatistes qui ont compris le contrôle du grand port d'Aden. Ce jeu dangereux qui vise à la dislocation du pays et qui pousse Abou Dhabi à soutenir des milices salafistes n’est pas du tout du goût des Saoudiens. Pour Riyad en effet, l’objectif premier reste de venir à bout de la milice houthie en réimposant un gouvernement central allié à Sanaa, lequel devra reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire et réduire au maximum l'influence de l'Iran.
Commission d’enquête parlementaire
La dernière table ronde a été l’occasion de rappeler l’engagement précieux des ONG et des institutions parlementaires pour ce qui relève des ventes d'armes de la France aux belligérants. Rappelant au public la dernière opération menée par son ONG en collaboration avec Amnesty International mettant en garde le gouvernement français sur la grande probabilité que ses armes soient utilisées par Riyad et Abou Dhabi pour commettre des crimes de guerre, la représentante de ACAT a plaidé pour un contrôle citoyen et parlementaire de ces livraisons à destination de la coalition.
Selon un récent sondage en effet, près des trois quart des Français estiment qu’il faut cesser ces exportations compte tenu de la catastrophe humanitaire qui frappe le peuple yéménite et dont les souffrances sont causées par les bombardements émiro-saoudiens en grande partie effectués grâce à du matériel américain, britannique et français. Pour une large frange de l’opinion, il faudrait que le gouvernement imite l’Allemagne ou le Canada pour qui la vente d’armes ne peut se faire au mépris des principes moraux et éthiques. Il est vrai qu'Ottawa fait ainsi face à un "déluge d'obstcales" pour ses livraisons d’armes à l'Arabie tandis que Berlin a annulé des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars précisément pour ne pas être tenue pour co-responsable de la tragédie humanitaire.
C’est en ce sens que Sébastien Nadot, député de la majorité et membre de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, a demandé la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur ces livraisons. Il a notamment déclaré à l'agence Reuters vouloir "savoir si la France respecte ses engagements internationaux, le droit international en matière d’utilisation sur des populations civiles d’armes qu’elle vend" ciblant notammet le Traité sur le commerce des armes (TCA) que Paris a ratifié en 2014. Insistant sur les lourds soupçons qui pèsent sur l'utilisation par Riyad et Abou Dhabi du matériel militaire français, il a ajouté que "les articles sont clairs et nets : s’il y a un risque sur les questions humanitaires, on ne doit pas vendre des armes. Là, la question se pose".
Son appel a été soutenu par Mohamed al-Shami, président de l'association AIDL (co-organisatrice de l'évènement) et dont le mot de conclusion versait dans l'idée de mettre un terme à la guerre dans les plus brefs délais pour sauver le Yémen de l'éffondrement. Cette initiative mérite d’être soutenue pour que la France, en plus de se conformer aux traités internationaux sur les ventes d’armes qu’elle a elle-même initié, reste en accord avec ses valeurs et ses principes. C’est aussi avec cette posture qu’on arrivera à pacifier une région déjà plongée dans la violence endémique et qu’on assèchera, comme le démontrait Alain Gresh, le terreau du terrorisme qui se nourrit de ce contexte fait de marasme, de désespoir et de privations.