Dore Gold, directeur général du ministère des Affaires étrangères israélien s’est rendu à Abou Dhabi la semaine dernière afin de finaliser cette ouverture, qui était en discussion dans le plus grand secret depuis plusieurs années. De même, les deux pays avaient entrepris une coopération qui portait essentiellement sur la sécurité et le renseignement, et ce loin des projecteurs des médias. Israël avait, par ailleurs, soutenu la candidature des Emirats en janvier 2009 aux dépens de l’Allemagne, pour accueillir le siège de l’Irena, à la condition d’une ouverture d’un bureau diplomatique à Abou Dhabi. À l’exception de la Jordanie et de l’Egypte et bien qu’il y ait eu, par le passé, des bureaux de liaison israéliens au Qatar, à Oman, au Maroc et en Tunisie, c’est la première fois qu’Israël s'implante de manière aussi évidente dans la région du Golfe.
Israël sera le seul membre de l’Irena à avoir un représentant permanent sans avoir d’ambassade dans le pays. « On a déjà eu dans les années 1990 des présences non officielles dans les pays du Golfe. Là, il s’agit d’un diplomate accrédité, c’est un geste important », précise-t-on encore du côté israélien. Il y a quelques jours, un haut responsable ajoutait qu’ « il s’agit d’une révolution silencieuse, d’une diplomatie champignon. Les champignons poussent dans le noir. Si on allume, leur croissance sera perturbée ».
Le Qatar, cible d'une coalition entre Israël et les Emirats arabes unis
Cette implantation est à mettre en perspective avec l'arrière-fond diplomatique qui structure aujourd'hui l'équation stratégique du Golfe car le Qatar est depuis quelques années dans le viseur d’une stratégie israélo-émiratie de diabolisation. Celle-ci doit aussi être mise en exergue avec « la guerre froide du Golfe » qui oppose depuis 2011 les deux pétromonarchies. Le principal clivage porte sur le bien-fondé des soulèvements arabes et leur soutien ; quand le Qatar a relayé les doléances légitimes des peuples tunisien, égyptien ou syrien, les élites émiraties ont immédiatement tenu ces révoltes en suspicion. Aux côtés de l’Arabie Saoudite du roi Abdallah (décédé en janvier 2015), les Emirats ont été le moteur de ce que certains ont nommé la “Contre-Révolution” en tentant de rétablir les régimes autoritaires déchus. Cette divergence s’est principalement cristallisée en Egypte à l’été 2013. Soutien du processus transitionnel, le Qatar avait misé sur le président légitimement élu Mohamed Morsi. Adversaires du Qatar et souhaitant mettre un terme à l’expérience démocratique du plus grand des pays arabes, Riyad et Abou Dhabi ont soutenu à tous les niveaux (politiquement, financièrement et médiatiquement) le coup d’Etat militaire qui a porté au pouvoir le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Ce coup d’Etat a d'ailleurs été félicité par Tel Aviv qui ne cachait plus sa volonté de se débarrasser d'un pouvoir égyptien trop proche du Hamas à Gaza.
Cet antagonisme entre Doha et Abou Dhabi se vérifie également dans d’autres théâtres d’opérations, en particulier en Lybie, en Tunisie ou en Palestine. Sur ce dernier point, les Emirats arabes unis qui depuis longtemps commercent secrètement avec Israël, ont par exemple soutenu les tentatives d’éradication du mouvement palestinien Hamas en espérant une victoire décisive de l’armée israélienne à Gaza à l’été 2014. De son côté, le Qatar, allié de la Turquie, s’est solidarisé avec les factions de la résistance palestinienne en rappelant le droit inaliénable du peuple palestinien à recouvrir ses droits. L’alignement pro-israélien des positions des élites émiraties leur ont valu le surnom de « sionistes arabes » de la part d’une partie de l’opinion arabe. Cette posture est d’ailleurs soulignée par divers chercheurs. Citant l’universitaire James M. Dorsay qui travaille à l’université de Nayang à Singapour, le journaliste algérien Akram Belkaïd rappelait l’an dernier qu’« il y a une convergence d’intérêts stratégiques entre Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis ». Enfin, il faut noter que cette tension bilatérale affecte les relations avec d’autres pays de la région. Allié privilégié de Doha, Ankara a aussi pris ses distances avec Abou Dhabi du fait des graves divergences de vue sur les principaux sujets régionaux. Près d’une semaine après le crash d’un bombardier russe abattu par l'aviation turque, provoquant une grave crise diplomatique entre Moscou et Ankara, le ministre émirati des Affaires étrangères, Abdullah bin Zayed Al Nahyan, a déclaré qu’il s’agissait « d’une opération terroriste » tout en faisant les éloges de ses relations diplomatiques avec la Russie. Cette déclaration a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux arabes qui a poussé le ministère à revoir sa position en supprimant le passage condamnant la Turquie. Preuve de cette tension entre les deux pays, les Emirats arabes unis n’ont plus d’ambassadeur à Ankara depuis août 2013.
En France : une alliance entre les Emirats, le FN et le CRIF ?
Enfin, il serait judicieux d’analyser la portée de cette campagne de diabolisation du Qatar dans d’autres terrains européens, notamment en France. Sur ce sujet, il est assez troublant d'observer qu’une forme de coalition regroupant les officines israéliennes et l’ensemble du courant de l’extrême-droite rejoint la grille de lecture défendue par les relais de la propagande émiratie. Preuve en est avec la charge régulière du Front national qui a fait du Qatar sa bête noire. L’un des arguments de la formation lepéniste est d’ailleurs le même que ceux avancés par Tel Aviv et Abou Dhabi. Dans une affiche qui devait démontrer le soutien de Doha au terrorisme, le FN a repris une déclaration de Ron Prosor, ambassadeur israélien à l’ONU qui avait déclaré que l’émirat était devenu « un “club med” pour terroristes ». La liaison entre le parti de Marine Le Pen et le lobby israélien s’est également vérifiée à la faveur de la plainte déposée par le Qatar contre Florian Philippot. Ce dernier a pris comme défenseur l’un des avocats du CRIF les plus médiatiquement engagés en faveur des intérêts israéliens : Gilles-William Goldnadel. Dans une stratégie où l’on retrouve les différents acteurs du Qatar-Bashing, il est également à remarquer que le FN, par la voix de sa présidente, a régulièrement fait les éloges des Emirats arabes unis. Signe des temps, alors que le gouvernement émirati se permettait de dresser une liste de 85 organisations terroristes (dont l’UOIF), le FN relayait l’initiative (pourtant dénoncée par plusieurs pays européens) du gouvernement d’Abou Dhabi en demandant la dissolution de l’UOIF. La charge des Emirats arabes unis contre le Qatar et ses nombreuses et curieuses ramifications ne semble donc être qu'à ses débuts.